Extrait de La maison en chantier : Tout s'use

       « S'adonner à l'accessoire au lieu de cultiver l'essentiel, c'est soulever la poussière en croyant la ramasser, se précipiter avec des fagots pour éteindre un incendie. »  Huainan Zi.

       Je vins vivre dans la maison de celui que j'ai appelé mon maître. Chez lui, chaque chose était magnifiquement pensée et faite : les enduits, les peintures, les moulures des plafonds, les encadrements des portes, les embrasures des fenêtres. Il avait conçu une cheminée translucide en pierre de lave couleur d'émeraude. L'espace était ouvert. Des observatoires merveilleux s'ouvraient sur le ciel, les trains passant à toute allure devant son pavillon,  la nuit noire. Ce n'était pas une maison, c'était son jouet. Il en avait rêvé longtemps. Il avait imaginé sa perfection : celle des parquets vitrifiés, des vitraux dont il avait ajouré certaines portes, des rosaces, des dallages. Il y vivait comme un cénobite.
       Ma venue bouleversa cet ordre méticuleusement caressé. Je m'installai chez lui et tout s'avéra périlleux. Il fallait se déchausser avant d'entrer, ne pas éclabousser d'eau les paillasses, ne pas mettre de gras sur les murs. Le recul d'une chaise risquait de rayer le parquet. Mon corps pouvait heurter un angle, provoquer un éclat sur la peinture. Il dut pour habiter les lieux se conduire en fantôme. Très vite la maison devint un obstacle. Elle imposa sa loi contre notre amour.
       Folie du maniaque qui ne veut pas savoir que tout est condamné à l'usure, qui construit des barrières contre la vie pour la figer, qui voudrait arrêter le temps, assujettir le corps vivant à l'inerte matière.
       Une maison musée, pour quoi faire ?
       Je finis par dormir sur une planche dans les espaces inférieurs que le propriétaire des lieux n'avait pas encore rénovés. Cet as du chantier refit en une après-midi une cuisine, spécialement pour moi, afin que je puisse m'y livrer à mes débauches d'eau et de gras. Trois planches et un tuyau de cuivre cintré en guise de robinet. Là, je pouvais vaquer à ma guise. Je peignis les murs de carrés blancs et bleus. Cette beauté-là, toute simple, était habitable.
       Mais trop encore, mon corps, encombrant son espace, lui devint odieux. Il trouva mes gestes laids, ma présence inacceptable. Je finis par partir.
       Tout s'use.
       A peine la maison finie qu'il faut déjà recommencer.
       La vie marque les choses d'un sceau dont il est douloureux de vouloir empêcher la gravure.
       N'est-ce pas folie de matérialiser son rêve ? N'est-ce pas plus grande folie encore d'y habiter ?
       Folie de Picassiette, de Chomo, de Robert Tatin, de ces inspirés des bords des routes qui habitent seuls des lieux irrespirables qu'ils ont édifiés ainsi.
       Sagesse du facteur Cheval qui construisit son Palais idéal dans son potager, à une distance raisonnable de sa maison, sans jamais avoir l'idée d'y vivre.
       Situé dans le temps du rêve qui ne saurait être celui du corps, tout Palais idéal est inhabitable.

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