INTERVIEW DE CHRISTINE BRUSSON PAR MAX FERMIOT  LE 10 /02/2009

Pour vous, que veut dire « être écrivain » ?

Heureusement que vous précisez « pour vous », parce que la question est tellement vaste ! Il y a eu trois périodes dans ma vie d’écrivain. Quand j’étais adolescente, être écrivain était une chose presque impossible, une aspiration dont se moquaient mes parents qui voulaient que je fasse de grandes études et pour qui vouloir être écrivain était comme une sorte de maladie, une malédiction qui s’abattait sur moi et me rendait autre de ce que j’étais. Ça, c’était très difficile.
Après, j’ai choisi d’enseigner pour pouvoir écrire. Etre écrivain, c’était réussir à préserver assez de temps et d’énergie pour pouvoir écrire, c’était pratiquer une sorte de grand écart entre la vie « normale » (gagner sa vie, élever les enfants), et cette activité qui ne servait à rien, ne rapportait rien, n’aboutissait à rien. J’ai publié mon premier livre à 32 ans, chez Gallimard, un manuscrit envoyé par la poste. Cela m’a libérée. J’avais publié quelque chose. J’avais l’air moins bête. Parce que quand je disais (rarement) que j’écrivais, tout de suite on me demandait : « Tu as déjà publié ? » Quand on répond non, on passe pour un rigolo. Après L’Arbre, publié chez l’Arpenteur, je pouvais répondre oui et clouer le bec à celui qui me posait la question. Mais après j’ai compris que d’être publié n’était rien. On ne pouvait pas se reposer sur ses lauriers, il n’y avait pas de lauriers. L’écriture, c’est une épine sans rose. Après deux manuscrits refusés, j’ai arrêté d’écrire pendant six ans. Je n’ai fait que du chantier, réparer des maisons. Pour me guérir.
Je suis maintenant dans ma troisième période. Je savais que ce que je voulais, c’était lâcher tout le reste et ne faire que ça : écrire. J’ai mis plusieurs années à prendre cette décision. Il y a eu un moment où j’ai douté de ma vocation. Je me suis demandé très sérieusement si je n’avais pas joué à l’écrivain toutes ces années, et si ce n’étaient pas mes parents, au fond, qui avaient raison. Puisque que j’avais réussi à vivre pendant six ans sans écrire, c’était peut-être une imposture. Je suis tombée malade. Cette maladie m’a permis de réfléchir. J’étais à nu. J’ai pris la décision d’arrêter de travailler. Maintenant je ne suis plus rien. Je n’ai même plus de numéro de sécurité sociale. Cette chose qui me représentait depuis trente ans, je l’ai perdue. Je suis revenue à mes débuts, quand je voulais écrire sans savoir ce que cela veut dire. Je me suis rendue totalement disponible. Je ne fais plus que cela, du matin au soir, ma vie est entièrement tournée vers ça. Alors écrire pour moi, c’est être dans un temps vide, occupé par rien, et attendre de voir ce qui vient.


Qu’est-ce qu’être écrivain en 2009 ?

Je ne sais pas si c’est différent que lorsqu’on vivait en 1756 ou en 1819. Je suis très classique. J’essaie de faire comme si c’était toujours pareil, comme si rien n’avait changé. Mais l’image qui me vient, ce sont les attentats du 11 septembre, je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression qu’on est davantage relié à tout ce qui se passe, au monde entier, qu’on ne l’était auparavant. Je trouve ça plutôt emmerdant. Tout ce qu’on ne peut pas ne pas savoir, c’est un peu comme une sorte de brouillage, quelque chose qui vient parasiter notre travail, en envahissant notre imaginaire. Si tout le monde est envahi par la même chose, je trouve ça vraiment pénible. Alors j’essaie de rester en dehors. Dans un temps vide, vierge, tranquille. Le temps comme un paysage sauvage, pas dénaturé par les lignes électriques, les panneaux publicitaires, les flashes d’information. Je n’aime pas le monde moderne. Je le trouve laid, la plupart du temps. Il m’ennuie. J’écris aussi contre ça.

Quel a été votre chemin vers l’écriture, et dans l’écriture ?

Mon désir d’écrire et le plaisir qu’il suscite sont toujours déclenchés par un écart, une distorsion, une sorte de jeu (au sens de marge, d’espace libre) qu’on découvre en soi et dans les choses. Oui, un tout petit décalage dans notre perception du réel ouvre cet espace qui est pour moi celui de l’écriture. C’est comme découvrir un espace, c’est toujours se rendre ailleurs. Et cet espace qui naît de cette expérience est incroyablement attirant, jouissif, excitant. Un peu comme le jardin qu’Alice découvre en regardant par le trou de la serrure. Ce jardin est merveilleux, mais il n’est pas à la même échelle qu’elle. Elle va devoir rapetisser. Elle prend ce risque. Elle traverse la minuscule porte parce que ça vaut vraiment le coup, même si elle n’a aucune idée de la façon dont elle reviendra ni si elle pourra reprendre sa taille normale.
J’ai commencé à écrire alors que malade j’avais changé de chambre. C’est ma première vraie expérience. J’avais quatorze ans. J’avais déjà beaucoup lu et j’aimais la littérature. La maladie et la découverte d’une nouvelle pièce dans la maison ont déclenché un sentiment d’étrangeté en moi qui m’a fait rentrer dans l’écriture. Je crois qu’à ce moment j’ai compris ce que c’était, qu’il fallait entrer dans un espace pour écrire, qu’il fallait apprendre à se rendre là.
J’ai commencé à écrire des textes brefs, des textes en prose, très imités des poètes que je lisais : Michaux, Artaud, Rimbaud. J’aimais les fous, les drogués, les exaltés. J’ai commencé par avoir une vision tragique, maudite, de la littérature, même si dans le même temps je lisais Alexandre Dumas, Balzac, Walter Scott, Alain-Fournier, tous les classiques pour la jeunesse. Je lisais les classiques, tout, tout. Les maîtres. A cette époque, la littérature de jeunesse n’existait pas. On lisait des choses qui n’avaient pas été écrites pour nous. Et tant mieux. On se dépaysait. Après j’ai lu les Russes, Gorki, Dostoïevski, Gogol ; les Américains : Faulkner, Walt Witman. Je découvrais un écrivain et je lisais tout de lui, à la suite. Mishima, magnifique. Les Français, jusqu’aux années 50, Gide, Sartre, mais jamais des choses contemporaines. Même maintenant. C’est idiot mais je n’y peux rien : je n’aime pas les écrivains vivants. Leur incarnation me dérange. L’incarnation, c’est le texte.


A-t-on conscience que l’on construit une œuvre ?

Au début, non, pas du tout, on ne sait pas où l’on va. Les premiers textes que j’ai écrits, dans mon adolescence, c’étaient des textes incompréhensibles pour moi. Comme si je captais des messages d’ailleurs. Ce qui était important, c’était d’écrire, de mettre des mots en ordre, de créer une musique. J’ai commencé par la poésie, l’important, c’étaient les images, les métaphores, de relier les choses entre elles et d’inventer cette musique, de rendre le langage musical. C’était la beauté sonore de la langue. Ce que cela voulait dire, c’était en plus. Je n’y prêtais pas la même importance.
Vers 20 ans, je suis rentrée dans la vie normale et je suis redevenue normale. J’ai commencé à vouloir écrire des histoires, construire des récits, c’était une démarche complètement différente. J’avais conscience d’avoir perdu quelque chose, une certaine liberté, spontanéité, sauvagerie. Avant, je ne réécrivais pratiquement jamais, c’était brut. Puis j’ai commencé à retravailler ce que j’écrivais. J’ai découvert deux autres aspects de l’écriture : la construction, l’architecture du récit et la réécriture, le lissage.
Le désir d’écrire telle ou telle histoire me venait d’un coup. Les livres étaient complètement séparés les uns des autres.
Ce n’est que petit à petit que j’ai commencé à voir se dessiner quelque chose, comme si une ombre commençait à se répandre et à lier les histoires entre elles, les livres entre eux, même si c’étaient des genres différents. En vieillissant je deviens plus consciente de ce que je fais, je suis plus capable de voir cette ombre, comme quand, au bout d’un moment, on s’habitue à l’obscurité et perçoit mieux les choses. Mais je ne me pose pas de questions. Je laisse faire. L’œuvre, c’est une succession de choses, ça vient tout seul de toute façon.


A-t-on conscience que l’on tisse des liens, des correspondances entre les différents textes ?

A force de se lire, oui, on voit bien des choses émerger. Mais on est plutôt réduit à l’aveuglement. On dirait que quelque chose, une sorte de voile qu’on a sur les yeux de la pensée, nous empêche d’y voir très clair. Je trouve ça bien. Les choses viennent toutes seules. Ecrire, ce n’est pas entreprendre une psychanalyse. On compose une histoire, on ne cherche pas à s’expliciter, ni à décortiquer ce qu’on a en soi. On se sert de soi comme d’un matériau. C’est tout. Alors on tombe souvent sur les mêmes choses. Mais comme on change la forme, l’époque, l’histoire, tout est remodelé. Seule l’impulsion de départ reste la même, les thèmes, les images qui servent de catalyseur.


Que pouvez-vous dire sur la nature des liens que vous avez avec l’éditeur ?

Pour chaque livre j’ai eu un éditeur différent. Ca s’est trouvé comme ça. Si j’ai changé, c’était chaque fois pour des raisons différentes. Mais tant mieux. L’éditeur a le pouvoir dans un certain sens. On va dire qu’il a le pouvoir temporel alors que l’écrivain a le pouvoir spirituel. Il a le pouvoir de faire en sorte qu’un paquet de feuilles devienne un livre, un vrai livre, et c’est énorme. Il amène le livre à la vie. Il l’insémine en quelque sorte, il lui donne le germe, le souffle de vie, il l’amène à sa plus haute expression, comme il le voit, comme il le pense, comme il aura envie, lui, de le fabriquer et de le vendre. De le présenter aux critiques, aux libraires. Avec l’éditeur travaille l’attachée de presse.
Le pouvoir spirituel de l’écrivain n’opère plus au moment de la publication. Le livre devient une marchandise. C’est un passage toujours difficile. C’est un peu la façon dont Platon se représentait l’incarnation de l’âme. Elle tombe dans un corps. Et après, plus rien ne sera pareil. Cela me déprime toujours plusieurs jours l’incarnation de mon manuscrit dans un livre. Tout à coup il se fige et il ne m’appartient plus. Mais c’est le prix à payer pour que le livre existe.


Est-on écrivain du matin jusqu’au soir, et du soir au matin ?

Je ne me suis jamais dit : « Je suis écrivain ». Cela ne voulait rien dire pour moi. Je ne disais jamais à personne pour me définir : « Je suis écrivain » ou « j’écris des livres ». D’ailleurs quand j’ai déménagé et que j’ai passé six ans sans écrire, je n’ai jamais dit à personne que j’écrivais et que j’avais publié un livre. Je trouvais ça prétentieux, et comme tout le monde écrit ou a écrit ou va écrire ou aimerait s’y mettre un jour ou l’autre, j’avais un peu honte d’avoir la même idée que tout le monde.
Je voulais être libre de ne plus écrire, ne pas être liée à l’écriture. Que ce ne soit pas une servitude.
Ecrire, j’ai toujours trouvé que c’était une activité un peu honteuse. Un truc qu’on devrait plutôt cacher, une sorte de névrose dont on ne peut pas vraiment être fier. Peut-être même qu’il faudrait s’en débarrasser un jour ou l’autre.
Et puis, un jour, j’ai ressenti ce que cela représentait comme pouvoir d’être écrivain. J’étais dans une grande surface et je regardais les choses bouger autour de moi. J’étais devenu un point fixe, un regard, et j’ai réalisé que j’avais ce pouvoir, de me désincarner en quelque sorte, de me mettre totalement à distance, pour dire ce que je voyais. J’étais dans ce monde mal fichu, tellement absurde parfois, et je sentais que j’avais un rôle, que l’écriture était un pouvoir. Alors, à partir de ce moment, j’ai changé ma position. Je me suis dit : « Oui, je suis un écrivain. C’est cela que j’ai à faire : écrire ». J’étais très heureuse.
Je me suis toujours sentie à l’écart, à distance. J’observe le monde. Mes émotions sont des matériaux que je dois expérimenter et réutiliser. Je ne dois rien laisser se perdre. Oui, une idée peut me venir n’importe quand, le jour, la nuit. J’ai un petit cahier où je note ce qui me vient tout d’un coup. Donc, on est écrivain, tout le temps. Et plus on vit dans cet état, plus on écrit, et plus ça colle à la peau.
L’écrivain est plus responsable que les autres face au monde. Sa vie, dans un certain sens, ne doit pas être perdue.


Chez vous, où sont les livres ? Comment sont-ils rangés ?

J’ai beaucoup de livres, dix mille peut-être. Ce sont les seuls objets auxquels je tienne vraiment. C’est ma seule vraie richesse et les seules choses que j’aie envie d’acheter. Le reste m’indiffère. Parfois, je décide que je n’en achèterai plus jamais. D’ailleurs en 2010, j’ai dit : plus un seul livre, c’est un défi que je me suis lancé. Evidemment, j’ai rompu mon engagement dès le lendemain. On trouve toujours des façons de contourner l’interdit.
Parfois j’en donne. Je les revends aussi. J’essaie de m’en débarrasser par tous les moyens. Mais après, je regrette. Je suis obligée de les racheter. L’autre fois, j’ai racheté un livre que j’avais donné et que je ne trouvais plus nulle part.
Il y a plusieurs bibliothèques dans la maison. Histoire de brouiller les pistes. Pour ne pas qu’on voie ma vraie folie, avec les livres. J’ai un peu honte d’en avoir autant. Du coup, il n’y a que moi qui sache où se trouve chaque livre. Mon rangement est incompréhensible, sauf pour moi. Et pour ne pas qu’ils s’encroûtent à leur place, je les change régulièrement d’endroit. Je trimballe des caisses de livres d’un lieu à l’autre, j’adore ça !

Quel regard portez-vous sur les littératures d’aujourd’hui, et sur le monde littéraire qui les entoure (édition, presse spécialisée, auteurs) ?

Je ne m’intéresse pratiquement pas à ce qui se fait. Parce que la littérature aujourd’hui, c’est très confus. Tout est mélangé. Il y a trop d’auteurs, il en naît toujours de nouveaux, on n’arrive pas à se souvenir de tous les noms. C’est incroyable combien il y a de noms aujourd’hui. Il y a les vieux, qui écrivent jusqu’à quatre-vingt dix ans, un livre par an ; les auteurs étrangers; et puis ceux qui sont en pleine force de l’âge ; et tous les ans, il y en a peut-être 1000 nouveaux. Dans vingt ans, cela fera 20 000 noms, on ne peut pas se rappeler tout ça.
Quand j’avais vingt ans, j’avais l’impression qu’il y avait 100 écrivains français vivants, à peine. Il y avait des grands noms comme Marguerite Duras, Julien Gracq, Claude Simon, Patrick Modiano, et Bernard Pivot pour les interviewer. Des gens sérieux. On se disait que c’étaient vraiment des écrivains. Ils restaient légèrement à l’écart. Même leur image n’arrivait pas à être très nette sur l’écran. Maintenant, il y en a trop, on n’arrive plus à faire la différence. Et puis sur les plateaux de télé, on voit surtout des gens qui parlent bien, qui ont l’air parfaitement à l’aise et sûrs d’eux. Ce qu’ils écrivent, tout le monde paraît s’en foutre un peu. On n’en parle pas. Le journaliste n’a pas eu le temps de les lire. Même eux s’en foutent après tout.

Comment travaillez-vous ?

Le premier récit que j’ai publié était autobiographique. Puis, j’ai rompu avec l’époque contemporaine. J’ai un désintérêt pour le monde actuel. Je n’arrive plus à écrire des histoires qui se passent aujourd’hui. C’est très bizarre. Parce qu’il faudrait parler des voitures, des supermarchés, des ronds-points, des gens habillés en jogging et en chaussures de sport. Des radars, du viagra, des gendarmes. De l’Internet, de la Nouvelle Star, la télé. Et puis il faudrait parler cette langue dégueulasse, trouver une manière de décrire tout ça. Une manière qui ne me dégoûte pas. Pour l’instant, je sais que je ne peux pas. Parce que cela délivrerait une tristesse immense. Alors j’attends. Il faut que je me prépare.
C’est une drôle de sensation : c’est mon époque, je nage dedans mais je n’ai pas envie d’écrire ni là-dessus, ni là-dedans. Quand je commence à inventer une histoire, c’est pour partir ailleurs. J’ai écrit la vie de gens qui avaient vécu à d’autres époques (un voyant du XIXème siècle, un sculpteur sicilien du XVIIème siècle et puis maintenant le XVIIIème siècle) parce que la mienne ne me fait plus rêver, n’excite plus mon imagination. Parfois, il y a des micro-sensations qui réveillent un élan créateur. Quand je vois une vieille cabane en bois par exemple ou chez les ferrailleurs ou à Emmaüs. C’est le monde moderne comme je l’aime, quand tout est empilé par catégorie, déglingué, au rebut. La caravane, un mobil-home, me font le même effet. Je sais que je reviendrais dans mon époque avec un personnage qui habite un mobil-home, cela fait longtemps que je le sens. Oui, j’attends encore que ça se déglingue un peu plus à l’extérieur et je reviendrai.
J’aime prendre pour personnages des gens qui ont vraiment existé, il y a longtemps. Célèbres ou non, du moment qu’ils ont laissé une trace. Je mène une enquête et je tisse une histoire à partir de ces traces retrouvées. Se renseigner est la moitié du travail. Je réinvente un monde total, avec des lumières, des sons, des façons de voir et de penser, de parler. Je vais voir les tableaux dans les musées. Ce sont eux surtout qui me renseignent sur la sensibilité de mes personnages. Il n’y a pas mieux que les peintres pour faire comprendre une époque. Tout est donné en même temps. Le réel et la perception qu’on a de cette réalité.
Quand je me suis bien imprégnée de cette lumière, j’écris l’histoire d’un jet sans trop revenir en arrière. J’ai les grands traits, j’ai une impression d’ensemble mais j’invente l’histoire vraiment en l’écrivant. J’ai besoin de cette étape, de faire sortir l’histoire d’un coup. Après je restructure et je réécris. Je travaille beaucoup le texte. Dans deux directions : donner de la nervosité à la phrase et lui imprimer un léger mouvement de torsion. Et en même temps, classique, très classique, l’illusion de la parfaite musique classique, mais avec la nervosité et la torsion, cela devient léger. Peut-être que je recherche cette qualité dans le passé tel que je me l’imagine : la légèreté. Une certaine transparence aussi que le monde aujourd’hui me semble avoir perdue. Ou être en train de perdre. Quelque chose s’opacifie.


Quel est, pour vous, la situation idéale de l’écrivain ?

J’écris au quatrième étage, ma tête touche presque le toit. Je suis installée sur une petite mezzanine, j’y grimpe avec une échelle que je peux enlever si je veux. Je me suis installée là parce que c’est juste au-dessus du poêle et que c’est l’endroit le plus chaud de la maison. Maintenant je ne suis plus gelée, l’hiver, quand j’écris. Ma table est minuscule. C’est la situation idéale. J’ai l’impression d’être un stylite sur sa colonne. J’ai un petit matelas où je dors dix minutes quand l’envie me prend. Si je m’approche de la fenêtre je vois la montagne. Je peux regarder le vent bousculer les arbres sur la pente.
Je ne fais que cela, écrire. Je n’ai pas d’horaires. Si je me réveille à 4 heures, je me lève, je travaille. Je travaille autant de temps que je veux. J’arrête quand je n’en peux plus. De toute façon, si je suis fatiguée, je dors. Et après, je suis toute neuve. Je reste totalement disponible pour mon travail. Personne d’autre que moi ne pourrait m’imposer de tels horaires.

Y a-t-il, selon vous, de grands livres, peut-être même des classiques, qui auraient pu être meilleurs, ou qui vous semblent avoir été négligés, voire ratés par leur auteur ?

C’est une drôle de question. Elle a l’air stupide au premier abord mais elle me donne envie de réfléchir sur la part de hasard qu’il y a dans n’importe quelle œuvre.
Il y a deux aspects dans une œuvre : ce qu’elle est, objectivement, avec ses réussites et ses défauts (là, d’ailleurs, on tombe dans le subjectif) ; et il y a ce qu’elle provoque, sa charge émotionnelle, l’énergie qu’elle transporte. Peut-être qu’on est trop obsédé aujourd’hui par une certaine perfection formelle. Aujourd’hui, les stars ont tendance à gommer leurs défauts : les dents, le nez, les pommettes, on remet tout ça droit. Mais on a plutôt le résultat inverse. On se rapproche de la norme, des critères de beauté, mais on perd la beauté.
Pour une œuvre, il se passe la même chose. A trop vouloir la calibrer, la polir, la rendre archi-nette, on risque d’aplatir son côté sauvage, la charge qu’elle contenait au départ, son incandescence. Il faut travailler une œuvre pour mettre cela en valeur, pas une quelconque beauté formelle, qui, de toute façon, changera selon les époques.
A force de travailler la phrase, qui se comporte comme n’importe quelle pâte, car au fond, le langage est une matière, une pâte molle, élastique, elle a tendance à se durcir. A chaque réécriture on écrase quelque chose, les fibres de la phrase. Alors il faut trouver le juste équilibre, le moment où la phrase atteint sa perfection, où il y a une adéquation parfaite entre ce qu’on veut rendre et ce qu’elle délivre. C’est la fameuse adéquation de la forme et du fond. La difficulté, c’est de ne pas rompre le fil qui lie chaque phrase entre elles. L’ensemble de l’œuvre est une suspension. Comme des filets qu’on tend, de plus en plus amples, les uns au-dessus des autres. Il y a la phrase, le plus petit ensemble, puis le paragraphe, puis le chapitre, puis la partie, puis le livre entier. Tout doit tenir en équilibre. Il faut sans cesse réembrasser le tout dans une vision globale. Et donc s’atteler à des heures et des heures de relecture. On dit « écrire », mais c’est essentiellement lire et relire, en variant en permanence son état de lecteur pour connaître ce qu’il faut corriger afin d’atteindre l’écriture idéale, celle qu’on a rêvée et qui est devant soi, et qu’on ramène à soi, doucement, sur la page.

 

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