Extrait de La splendeur du soleil,
chapitre 49 (p.279 à 284)
– Tous se détournent de la beauté, Sire, parce que
l’art, sous sa coupe, est trop difficile.
– Que voulez-vous dire ?
– On ne sait plus quoi en faire, Sire, on ne sait plus ce qu’est
la beauté. Une forme ? Une idée ? Une imitation ? Une abstraction
? Une recomposition ? Une imagination ? Une falsification ? Est-ce vérité
ou erreur ? Un mensonge rêvé peut-être ? Je pleure,
Sire, devant cette question impossible, je ne sais comment la résoudre.
Sans la beauté, le monde disparaîtra, nous mourrons tous,
Sire, nous ne saurons plus vivre, nous ne saurons plus pourquoi nous vivons.
Nous serons malheureux, Sire, malheureux comme les pierres. Nous l’étions
déjà avec elle, sans elle, nous le serons davantage. Nous
ne connaîtrons plus ni la joie, ni la tranquillité, ni le
respect que nous devons au monde. Nous assècherons les rivières,
nous détruirons les montagnes. Nous oublierons les prières.
Nous serons égoïstes et mesquins, petits, petits. Nous accorderons
une importance démesurée à des riens, connaîtrons
la suffisance et l’ennui. Nous serons dévoyés, dévorés
par l’envie grandissante. Bientôt nous ne serons plus des
hommes. Nous serons des aveugles savants sans tendresse. Nous croirons
que pour nous sauver, il suffirait de réfléchir. Puis le
salut même n’aura plus ce goût qui nous venait aux lèvres
quand nous étions repus de péchés. Ce ne sera plus
qu’un mot, secouant sa carcasse échouée sur une langue
déserte. Nous serons des spécialistes, oui, des têtes
pleines de raison et de science, mais la beauté sera éteinte
sans que personne ne s’en soucie. Nous connaîtrons la rotation
de la terre, les révolutions du ciel, mais aurons oublié
que sans la beauté rien n’existe. Je préfère
mourir vivant que vivre déjà mort. Il en sera ainsi de tout
ce qui nous était cher. Ce qu’on aima un jour disparaîtra.
Si la beauté meurt, le ciel se videra d’un coup dans notre
esprit. On croira qu’il l’abreuve et nous en serons fiers.
Il le remplira de ce qui le faisait vivre depuis des siècles, mais
ce sera lettre morte. Le ciel ne vit pas dans l’esprit. Il vient
d’une sphère supérieure et s’évanouit
à notre portée. Ainsi nous mourrons deux fois.
– D’où tirez-vous ces sentences ? De quel droit me
débitez-vous ces sornettes ?
– La souffrance, Sire, la souffrance est la mère de la beauté.
Elle me parle parfois. Enfant, déjà, je la voyais venir.
Elle me tenait sous sa coupe. Qui ne souffre pas ne connaît rien.
La souffrance éleva mes yeux. Pauvre, j’étais guidé
par elle et mes doigts savaient quoi faire. Si elle ne produit plus rien,
elle deviendra inutile. Elle sera alors pure souffrance, pure, pure comme
l’eau à sa source. Elle sera vive mais nous n’aurons
plus mal. Sans la beauté qui était sa fille, qui la guidait,
nous serons des fantômes. Notre chair ne connaîtra plus cette
vibration languissante, ce lent ravissement. Elle sera traversée
de mots, de visions passagères, mais rien, hélas, ne la
mettra plus en mouvement. Nous serons comme des morts, Sire, vivants mais
morts. Une armée de morts, Sire, une armée de morts en marche
vers le néant.
– C’est folie qui vous guette !
– J’ai tué la beauté pour ne plus la voir ni
souffrir. J’ai cessé mon commerce avec elle. J’ai fait
une dernière sculpture et m’en suis détourné.
Après Florence, j’ai pris un autre chemin. Elle me faisait
trop mal, j’allais devenir fou. Nous étions enfermés,
la beauté et moi, dans cette chambre radieuse. Je voulais la posséder
dans une étreinte impossible. Elle est venue, la reine, je l’ai
touchée du bout des doigts. C’était un sortilège
: elle avait pris le visage d’une putain, et cette putain, cette
putain…
– Oui, je vous écoute.
– Ah ! La souffrance est trop grande. Je ne peux le dire.
– Vous la désiriez ?
– Non.
– Alors ?
– Son visage. Je connaissais son visage.
– Vous l’aviez déjà vue ?
– Non, pas elle, une autre. D’un autre temps. Elle m’était
donnée dans un moment suspendu, toutes ces années, balayées
d’un seul coup ! Elle lui ressemblait au point que je croyais que
c’était elle. Je m’illusionnai pendant des jours, c’était
ridicule. Je vécus plusieurs semaines ainsi. Nous étions
pris au piège dans un petit théâtre et nous vivions
heureux. Le bonheur est enfermé pour toujours dans cette chambre.
Je sais qu’il existe, dans un temps donné, dans un lieu donné.
Il n’est pas un état, il n’est pas un néant,
il est un instant précis du temps et de l’espace, une icône
suspendue dont nous devons chaque jour ressusciter l’image. Mais
tout devint flou, se brouilla et fut inaccessible. Je compris que la vie
est un rêve, que ce qu’on croit réalité n’est
qu’une illusion, que tout est impossible, qu’il faudrait voler
aussi vite que l’éclair pour dévorer le temps plutôt
qu’il ne nous dévore, que la vie est une longue plainte dans
un désert où les sons que nous prononçons ont peu
de chance de se transmettre ; où tout est voué à
l’insouciance, à l’abandon ; où la destruction
est reine, celle des corps, de la matière, de toutes les vies humaines
; où le soleil même un jour sera mort ; où la vie
n’est qu’un point, minuscule, minuscule, un grain de sable
; que dans ce grain de sable, nous devrions enfermer le monde et sa force
; que libérés de cette contrainte du monde, nous serions
des dieux mais que nous sommes trop paresseux pour l’être
; que si nous le devenions, notre insouciance, notre cupidité,
nous en éloigneraient pour toujours. Je vous envie, Sire. Votre
puissance, votre gloire, vous mettent un peu au-dessus des autres hommes.
Vous rayonnez autour de votre sphère. Je voulais moi aussi pénétrer
le secret du soleil, connaître sa splendeur, m’y abreuver.
Je croyais réussir à voler au-dessus des réalités
terrestres, je fouillais, je cherchais, je m’épuisais dans
cette quête. Une chose m’était donnée, une autre
reprise. Le soleil m’aveuglait.
– Vous parlez comme un insensé et je vous demanderai de sortir
!
– Peu m’importe, c’est fini, je suis mort. Tout me heurte,
tout me fait mal et tout m’indiffère. Une dernière
chose avant que l’on me chasse : avez-vous entendu parler, Sire,
d’un soleil noir ?
– Sortez !
– Bientôt ce soleil se répandra sur le monde. Il obscurcira
les consciences quand la beauté sera perdue. Il recouvrira les
mers d’une nappe d’or noir qui brillera le soir dans les feux
du couchant et l’on croira voir scintiller un trésor. Ce
sera de la boue. La surface de la terre s’en couvrira, je le vois.
L’âme rampera dans les galeries dévastées. La
mélancolie pénétrera les consciences. Mal irrémédiable,
atroce, tout sera infesté. Comparée à cette peste
noire, la pourriture de la chair n’est rien. Je l’ai vue à
l’œuvre, je l’ai beaucoup étudiée. A la
fin elle m’était presque indifférente. C’est
drôle. Quand on regarde longtemps une chose, on finit par ne plus
la voir. Mais les autres réalités effrayantes dont je vous
parle, cette boue, cet or noir qui est l’envers du soleil, quand
la beauté a disparu et qu’elle n’a laissé que
son ombre, cette trace pèsera sur notre conscience bien plus que
les horreurs communes. Plus que les guerres, plus que les famines, plus
que la haine, plus que la torture, plus que la pire des pestes noires.
Elle est la honte qu’un jour nous devrons considérer face
à face. Nul Dieu ne nous priera de la contempler. Elle se placera
elle-même devant nous pour nous obliger à la voir.
– Vous finirez par m’effrayer. Où ? Quand ?
– Ni aujourd’hui, ni demain, Sire. Un jour, quand nous serons
morts. C’est déjà là, dans quelques secondes,
depuis toujours. Je sors. Adieu.
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