Conférence sur Gaetano Giulio Zumbo et La splendeur du soleil.

Cette conférence, organisée par La Société des Amis du Museum d'histoire naturelle et du Jardin des Plantes a eu lieu le 12 mars 2011, 57, rue Cuvier à Paris. J'y ai parlé de mon roman, puis Marc Huraux, réalisateur, a visionné son documentaire sur Zumbo, "La chair et la cire", réalisé en 1995.

Voici le texte de cette conférence. (Les numéros entre parenthèses renvoient aux images que je projetais pendant que je parlais. Elles ont été reproduites dans Images).

Introduction :

J’ai découvert Zumbo ici même, pendant l’été 1987, avant de prendre le train pour Rome. C’est ici que j’ai vu pour la première fois cette tête de vieillard qui apparaît sur l’écran (1). J’ai été fascinée par la tête et par Zumbo, cet abbé sculpteur, élevé chez les jésuites, qui le premier s’est aventuré dans la voie de la cire anatomique.
J’apprends grâce à une petite brochure, écrite par Michel Lemire, que Zumbo est né en Sicile en 1656 et est mort à Paris en 1701, à 45 ans. Toute sa vie, il va de ville en ville et remonte vers le nord sans jamais retourner en arrière. Il quitte Syracuse, terre de l’enfance, et s’installe d’abord à Naples, puis à Florence, à Bologne, à Gênes, à Marseille. Là, il est remarqué par le comte de Ponchartrain, et est appelé à la cour de Louis XIV pour présenter ses œuvres.
Un secret est lié à sa naissance, à sa famille et à sa vocation de sculpteur : Zumbo serait le fils bâtard du maître du domaine où sa mère était esclave. Il aurait bénéficié de la protection de ce père noble et fortuné. Son titre d’abbé lui fait profiter d’une petite rente qui lui permet de se livrer en toute liberté à sa carrière d’artiste.
Mon roman, La splendeur du soleil, n’est pas une véritable biographie. Il tente plutôt d’inventer une vie possible en interrogeant ce qu’on connaît de Zumbo. J’ai questionné ce qui m’a paru être les obsessions de l’artiste : obsession de la décomposition, obsession du secret, obsession de la représentation et du double, obsession du corps saint. Toutes ces obsessions, Zumbo les conjure à travers ce que j’appellerai sa quête de la transparence.
Parlons d’abord de l’obsession première, celle de la décomposition.

1. L’obsession de la décomposition :

Ce thème est peu présent dans l’histoire de l’art. Il se rattache à celui des « Vanités » qui traverse la peinture du XVIIème siècle, comme les tableaux de Schoor (2) ou ceux de Juan Valdès Leal, (3, 4) tous deux contemporains de Zumbo. « La vanité » est plus une allégorie de la mort. Elle se soucie peu de réalisme. Zumbo, lui, la montre à l’œuvre dans ses petits théâtres en cire. Dans celui de « la Peste » (5), inspiré peut-être du tableau de Poussin, (6) ou celui du « Triomphe du Temps » (7, 8), il observe minutieusement les métamorphoses du cadavre attaqué par la vermine (9), s’ouvrant sous l’effet des liquides et des gaz (10), virant du violet au noir (11). Ses petits théâtres sont des théâtres de l’abjection, qui en même temps s’amusent de la mort et la mettent à distance. Le Marquis de Sade, qui les découvrit pendant son voyage en Italie, fait dire à Juliette dans Les prospérités du vice: « Ma cruelle imagination s’amusa de ce spectacle. »

Je me suis demandé d’où venait cette fascination de Zumbo pour les cadavres.

L’écrivain Gabrielle Wittkop morte en 2002 écrit à propos de son personnage dans son roman Le nécrophile (P.23) :

«Car si les nécrophiles – ils sont rares – se reconnaissent, ils ne se recherchent pas. Ils ont définitivement choisi l’incommunicabilité et leurs amours transcendent dans l’inexprimable. Solitaires, nous ne sommes même pas le lien entre la vie et la mort. Il n’y a pas de lien. Car la vie et la mort sont unies à jamais, indissociables comme l’eau mélangée au vin. »

Cette idée de la vie et la mort unies à jamais, nous la trouvons dans les petits théâtres de Zumbo. Toute matière n’est non pas vouée à la destruction pure et simple mais entre plutôt dans un processus de métamorphose qui la transforme en une matière première, primitive, telle la prima materia des alchimistes. Le travail se fait à rebours, la mort défait ce qu’a accompli la vie, dans une sorte d’inversion de l’ordre du temps. Je vous lis, chapitre 16, p.90 :

[…] Zumbo découvrait l’envers de la vie, sa déchéance. Dans son imagination, elle prenait l’allure d’un lent tournoiement. La vie et la mort se déployaient, entrelacées dans une immense spirale.
Il pensa qu’avec suffisamment d’attention, il pourrait sentir ce mouvement, cette ondulation infinie, lente comme une reptation de serpent. Il chercha où et quand cette présence s’imposait. Dans son propre corps, par exemple, il arrivait à en saisir une ébauche, quand, allongé, le sommeil le prenait. Il en percevait l’esquisse dans le ploiement de certains feuillages sous le vent, ceux des peupliers surtout lui communiquaient cette langueur, ce léger vertige. Il le pressentait dans la flamme de la bougie qui se vrille, dans les rayons du soleil couchant. Il le touchait presque quand il se sentait ému par un chant, la beauté d’un visage, la préciosité d’une étoffe. De tout temps les artistes avaient essayé de saisir cet infini tournoiement.


La vie contient déjà la mort et l’art de Zumbo explore cette union, comme s’il avait découvert en elle un secret. Et c’est la deuxième obsession du roman : celle du secret.


2. L’obsession du secret :

Le récit commence par la fin. Zumbo est retrouvé mort dans la chambre qu’il occupe à Paris, rue des Cordeliers. Un objet étrange, posé sur sa table, attire l’attention : il s’agit d’un cœur, d’un vrai cœur de femme (12). Comme le « rosebud » de Citizen Kane dans le film d’Orson Wells, ce cœur devient la clé de l’énigme de la vie et de la mort de Zumbo. Le récit part alors à rebours et remonte le cours du temps. Le Roi-Soleil charge monsieur de Pontis de mener l’enquête, tandis qu’à Florence, Albizzi, l’espion de Cosme, le grand-duc de Toscane, essaie de savoir ce qu’est devenu Zumbo après son départ.
Cette quête du passé fait scintiller une série d’indices ou de signes : le cœur imputrescible, mais aussi un rat savant, un portrait de femme caché derrière un miroir, une abbesse, un ami alchimiste, indices épars qu’aucun lien ne semble relier et qu’interprètent à leur manière les différents personnages. Car Zumbo, à travers ses visions macabres et inédites, leur renvoie l’image de leurs propres terreurs, de leurs obsessions et de leurs secrets.

A Versailles, Louis XIV vieillissant s’ennuie (13). L’énigme du cœur imputrescible devient l’énigme même de l’artiste et la promesse d’une histoire enchanteresse. Il ne fait aucun doute pour le roi que le sculpteur connaissait les secrets de l’alchimie et de la transmutation de la matière. Ces secrets ne doivent pas être perdus.

A Florence, dans le palais Pitti (14), le grand-duc de Toscane, Cosme III de Médicis, est obsédé par le sexe et le péché. Il maudit son incarnation et cherche le salut de son âme dans l’austérité d’une vie chaste. Avare, jaloux, glouton, il ne comprend rien à l’amour et s’étonne que ce mot désigne des réalités si différentes. Quoi de commun, se demande-t-il, entre l’amour de Dieu et l’amour charnel qui lie les êtres ? En contemplant les petits théâtres morbides de Zumbo, il rêve à l’immortalité et croit découvrir le secret de l’artiste (15). Je lis, chapitre 37, p. 195 :

Tout à coup le grand-duc eut la certitude que les théâtres de Zumbo formaient une sorte de rébus macabre que l’artiste donnait à déchiffrer à travers une succession de signes […].
Plus il fouillait les détails, plus son imagination s’égarait. Le grand-duc eut l’impression qu’il rapetissait et entrait dans le théâtre de cire. Il devenait une feuille de lierre accrochée à un mur, la reliure rongée d’un livre, un champignon, un rat. Son imagination vagabonde l’entraînait dans une longue spirale et sa pensée se muait en coquille. Il y pénétrait comme dans une chambre vide où résonnait l’écho de sa souffrance, la vie mortelle.

Plus tard, quittant Florence pour Gênes, Zumbo fabriquera des cires anatomiques avec le chirurgien français Guillaume Desnoues, arriviste cupide. (16) Desnoues veut s’approprier le secret de la fabrication des cires (17). Dans la nuit du 22 décembre 1701, il se présente devant le sculpteur pour réclamer son dû. Voilà ce qu’il lui dit (chapitre 47, p. 259) :

[…] Le grand-duc voudrait réduire une œuvre à son titre, le chef d’œuvre à l’énigme qu’il pose. J’ai failli verser des larmes en voyant ta sculpture. Elles sont restées pétrifiées dans mes yeux, mais à l’intérieur, j’éprouvais ce que tu avais ressenti : ce va-et-vient entre la vie et l’art, entre ce que nous croyons être et ce que nous ne serons jamais !

Derrière la fascination de Zumbo pour la pourriture et sa représentation, chacun cherche un secret. L’abbé Zumbo est-il un imposteur ? Un mécréant ? Un magicien ? Un alchimiste ? Un nécrophile ? Qui est Zumbo ? Cette question insondable renvoie à une énigme plus vaste, celle de l’art.


3. L’énigme de l’art :

Car le premier secret de l’artiste se confond avec l’énigme de l’art.
Qu’est-ce que l’art ?
Ernst Gombrich écrit au début de sa célèbre Histoire de l’art, je cite : « Disons nettement, tout d’abord, qu’à la vérité « l’Art » n’a pas d’existence propre. Il n’y a que des artistes. […] L’Art pris comme une abstraction, l’Art avec un grand A, n’existe pas. Il est de fait que, de nos jours, cette notion d’Art avec un grand A est devenue une espèce d’idole doublée d’un épouvantail. »
Comme l’art, la beauté est une énigme, ainsi que l’émotion qu’ils provoquent.

J’ai imaginé Zumbo comme un solitaire sans maître et sans patrie, un exilé rompant régulièrement avec ses maigres attaches, une silhouette noire en mouvement, que cette image inventée résume bien (18). Sur la route qui le conduit de Naples à Florence, dans un village, il est mordu par un chien et tombe gravement malade. Il est recueilli et soigné par une veuve, Artémisia Borucher, dont il repousse les avances. Artémisia lui reproche de négliger la vie et ses plaisirs. Chapitre 10, p.68, elle lui demande :

– N’aimeriez-vous pas prendre un peu de repos ? Finir là cette sculpture qui vous tracasse et dont vous ne voyez pas le bout ?
– Je ne demande qu’à me reposer.
– Pourquoi alors commencer des choses si difficiles, que vous mettez tant de temps à finir?
– Si elles étaient simples, quelle chance auraient-elles d’exister ?
Il voyait une chose en rêve, la pourchassait, l’envisageait sous des formes diverses. Les fixer, les combiner, les résoudre en une seule, c’était tout son art. Quand la forme lui échappait, son désir de l’atteindre grandissait. Sans le temps, un amour non plus ne saurait vivre.
– Je rassemble ce qui était dispersé, dit-il.
– Moi je vous parle de la vie, qui passe et que vous ne regardez même pas, le nez dans vos formes et dans vos choses !
– C’est ainsi que je l’attrape et je la vois aussi clairement que vous !

L’art est une expérience. Il s’inscrit au cœur d’une existence, d’un destin, en épouse les formes, s’en accommode ou au contraire lutte contre lui. Chaque artiste invente le rapport que son art entretient avec sa vie. Il n’y a pas de norme, de modèle, de bien ni de mal.

Plus tard, dans un rêve, Zumbo définira ainsi son art, au chapitre 42, p.225 :

« L’art ressemble au vent. Il est bruyant quand il se lève à cause de ce qu’il met en mouvement et du désordre qu’il provoque. Mais quand il n’y a plus d’obstacle ou qu’il s’apaise, nul ne le soupçonne, il redevient invisible. »

L’art double la vie en en façonnant une réplique, un simulacre. Dans la chambre noire de la création, vit et rêve l’artiste. C’est cette obsession de la représentation et du double qu’il faut maintenant évoquer.


4. L’obsession du double :(19)

A Florence, le grand-duc Cosme tend à Zumbo un piège pour le retenir à sa cour. Il l’enferme dans une chambre avec une putain magnifique, Lorenza. Posté derrière une glace sans tain, Cosme espère assister à leurs ébats. Or, il ne passe rien. Ou plutôt rien de visible. Zumbo la déshabille pour la sculpter et appelle sa sculpture La Pudeur récompensée.
Cette putain ressemble étrangement à une autre femme que Zumbo a aimée. Chaque étape de sa vie paraît la répétition déformée d’une autre.
Ainsi le dialogue avec Lorenza dans la chambre au miroir reproduit le dialogue avec l’abbesse du couvent de dominicaines d’Amalfi qui a eu lieu quatre ans plus tôt pendant son séjour à Naples. Dialogue fait de questions sans réponses avec une femme dont il ne voit pas le visage dissimulé sous son scapulaire. Il voudrait la reconnaître mais ne la reconnaît pas. Car l’abbesse renvoie elle aussi à une autre femme, comme ces images qui, reflétées dans un double miroir, se répètent à l’infini (20).
De la même façon, la cour de Toscane peut être lue comme une image réduite et déformée de celle de Louis XIV. La chambre au miroir, dans laquelle Lorenza et le sculpteur sont enfermés, comme l’image inversée du couvent d’Amalfi dont j’ai imaginé ainsi la porte (21). La sainte s’est transformée en putain. Ou bien la sainte était-elle une putain ? (22) Le secret prend la forme de ces poupées-gigognes dont chacune, une fois ouverte, renferme une autre, identique, faite pour s’ouvrir à son tour.

L’art est une illusion. Il double le réel. Dans quel but ? Pour l’affranchir du temps, de la mort, de la souffrance ? Pour exercer sur la réalité un pouvoir magique comme les ex-voto en cire que Zumbo fabriquait dans sa jeunesse ? L’ex-voto reproduit l’organe dont le malade a guéri grâce à l’intercession d’un saint, de Jésus ou de la Vierge. On le dépose alors dans l’église où a été adressée la prière.
Lorsqu’il présente son théâtre de la Peste au grand-duc Cosme en 1694 (23), la sculpture est recouverte d’un drap et Zumbo retient la main de Cosme au moment où celui-ci va l’enlever. Il sait que son œuvre est scandaleuse et s’en explique, chapitre 13, p.77 :

– J'ai voulu, dans mon petit théâtre de la Peste, que l'âme soit saisie, attrapée comme par surprise, et que l'horreur du sujet agisse comme un… acide, dit Zumbo, excusant par avance son audace. Le mot est-il trop fort ?

La dimension sacrée de ses théâtres n’est pas celle du religieux mais de l’impur, de l’intouchable, du répugnant. C’est un sacré sacrilège héritier du maniérisme du XVIème siècle, fasciné par les « merveilles », mirabilia, de la nature, autant que par ce qui est contre nature. Zumbo ne se contente pas de montrer la décomposition, il la décompose, la fragmente, joue avec elle, veut libérer son imagination de son emprise.
Voilà ce qu’il dit sur son art et sur lui-même p.165 à madame Polsino dont il fait le portrait à Naples. Madame Polsino lui demande :

– […] Ainsi la beauté du modèle, quelle qu’elle soit, n’est pas la chose la plus importante. Ce n’est pas vers cette beauté… réelle… véritable… que vous regardez ?
– Notre regard, Madame, se porte bien au-delà. Il ne s’agit pas d’imiter la nature, il faut retourner au principe, traverser la forme si j’ose dire et, à travers elle, remonter à l’origine, au secret. C’est pourquoi l’art est si difficile. Comment vous dire ? Il doit donner quelque chose, en plus. Une sorte d’excédent, de part qui est là, à portée de main, qui n’appartient à personne, et qui, sans lui, serait perdue.
– N’est-ce pas une tâche impossible, Monsieur ?
– Je pense que ce devoir, Madame Polsino, s’appelle un sacrifice.

Excédent et sacrifice sont primordiaux dans ma vision de l’artiste. Plus que par celle de transcendance ou de sacré, c’est par la notion d’excès et de don, que le saint et l’artiste se ressemblent (24).
Ils refusent l’un et l’autre la vie ordinaire. Elle leur fait même horreur. A un certain moment, le réel leur devient superflu. Pour l’artiste, seul compte le rêve qui est le réel transfiguré, et pour le saint, l’amour de Dieu.
Ainsi dans le roman, l’artiste et le saint tissent un étrange dialogue. Et c’est la dernière obsession du roman, celle du corps saint, qui ne pourrit pas.


5. L’obsession du corps saint :

Dans la 3ème partie du roman, Zumbo se rend à Naples pour voir le corps du Vénérable Matteo Lucibello qui vient de mourir (25). Il assiste à l’exposition de son cadavre. Le saint lui parle. Il lui demande de reproduire deux fois son masque mortuaire et de porter le second dans un couvent de religieuses à Amalfi.
Chez certains mystiques, le corps devient le lieu d’étranges manifestations : stigmates (26), élongation, cœur incandescent, lévitation, odeur exquise. Seul le corps du saint ne pourrit pas. C’est même à cela qu’on le reconnaît. Attesté par de nombreux témoignages, ce phénomène extraordinaire traverse l’histoire de l’Eglise catholique.

L’envers de la pourriture, c’est la sainteté. Naples regorge de saints. J’ai imaginé que Zumbo était passé d’un art sacré de crèches et de madones à l’art profane des petits théâtres, puis à la reproduction pure et simple du corps disséqué. Il donne alors à son art le pouvoir de figer la mort. Reproduit en cire, le corps ne pourrit plus. Et c’est pour conserver son apparence qu’il sculptera sa plus belle cire anatomique sur la demande du chirurgien Desnoues. Il s’agit d’une femme morte en couche. Pendant qu’ils offrent à un public, dans un amphithéâtre de Gênes, le spectacle de sa dissection (27), le corps pourrit à une vitesse terrifiante et ils décident de le reproduire (28). Le résultat est stupéfiant. Je cite chapitre 41, p.218 (29):

Il fouilla chaque détail, chaque nerf, chaque vaisseau, rechercha la perfection jusque dans les cheveux, les cils, les larmes, chaque pore de la peau. Il parvint à leur donner un velouté, une flamboyance, une expression secrète qui ensorcelait le regard. […] Il peignit l’éclat pâle et cuivré de sa peau éclairée par les torches, la gravité de sa chair, sa fragilité et sa force. Grâce à cette extraordinaire présence qu’il atteignait, il eut l’impression qu’il la ramenait à la vie.

L’art de Zumbo épouse le réel jusqu’à se fondre en lui, remonte la vie à sa source et piège le temps dans la cire. Déjà dans ses petits théâtres de la corruption, c’était la mort artiste elle-même qu’il montrait à l’œuvre, à travers ses inventions et ses métamorphoses.


6. La mort à l’œuvre :

J’imagine entre la mort et Zumbo une longue et étrange familiarité (30). Il l’a observée longtemps pour la connaître aussi bien. Sans a priori et sans peur. Tout retourne à la boue. Noire, informe. Toute matière devient naufragée, perd sa structure et se confond.
Aussi chaque nouvelle étape de son parcours s’ouvre sur sa mort, réelle ou symbolique. A travers la maladie, il la frôle. En rêve, il la voit et la craint. La fuite lui ressemble encore. L’artiste entretient avec elle des rapports ambigus. Il la connaît depuis l’enfance, elle le fascine et l’inspire. Il a fait d’elle sa complice, sa Muse.
Zumbo doit traverser la mort pour accéder à son éternité. Mort, il rêve encore et visite les vivants. Les mondes ne sont pas si étanches. Si la mort est scandaleuse, l’art l’est d’autant plus. « Splendor Solis » est non seulement le titre d’un traité d’alchimie du XVIème siècle dont vous voyez l’une des illustrations sur l’écran (31), c’est aussi le nom que le chirurgien Guillaume Desnoues, jaloux de Zumbo, donne à l’ambition démesurée de l’artiste. Dans sa confrontation finale avec lui, il lui dit, au chapitre 47, p.252 :

« Il y a un moment dans toute existence, (32) même dans celle, je suppose, du plus misérable d’entre nous, où la splendeur du soleil inonde notre visage. Alors on peut croire que quelque chose de cette splendeur unique nous a été donnée. Il peut s’agir d’un bref instant auquel on n’aura accordé qu’une attention distraite. Ce sentiment nous aura à peine effleurés. Mais parfois, cette sensation est si intense qu’elle décide de notre vie entière et infléchit le destin dans un sens imprévu. Pense à la lumière du soleil venant illuminer ton visage, à quel moment c’est arrivé pour toi ? Quand as-tu été touché par cette splendor solis ? Ne dis pas non, tu mentirais. […] Je peux imaginer ce que tu as ressenti alors, cette sensation, physique, d’avoir été choisi. Et après, cela n’a plus cessé. »

Ce sentiment d’avoir été choisi prélude à sa vocation d’artiste. Mais Desnoues est venu lui rappeler une chose plus importante encore, une chose difficile à avouer. Sa fascination pour la putréfaction remonte à l’enfance. Dans sa mémoire surgit sous la menace de Desnoues le souvenir de son plus grand péché et de sa plus grande peur. En transformant la chair en cire, en lui donnant sa transparence, Zumbo a tenté d’effacer sa faute. Toute sa vie il a recherché le fluide et le lumineux, a voulu se fondre dans les choses pour exister. C’est pourquoi il a choisi la cire. Car, de la même façon que le saint, il veut triompher du temps avec les moyens les plus dérisoires. Il s’en explique, chapitre 32, p.161 (33):

« Je recherche… comment dire ?… une certaine fluidité de la matière, encore que ce terme ne soit pas exact … une transparence... impossible à atteindre. […] La cire est d’un caractère étrange, changeante, indocile, délicate. […] C’est un matériau vil et bon marché, une réalité altérable, contraire à la grandeur de l’art. Et pourtant… Si je prends une boule de cette chose qui s’amollit sous mes doigts et que je la pétris… Oui, elle est périssable comme cette chair dont Dieu nous a faits… Mais à son contact, je me rapproche de la vie, vous comprenez ? »

Mais Desnoues lui fournit une interprétation différente. Si Zumbo a choisi la cire, c’est qu’elle recèle une extraordinaire puissance plastique, une puissance magique d’oubli (34). Au chapitre 47, p.255, le chirurgien dit au sculpteur :

« […] Tu ne voulais pas la contraindre, tu rêvais de l’apprivoiser comme un animal. Pas de force exercée, pas de bruit : le silence. La cire respirait une odeur d’action de grâce et de péché expié, de guérisons soudaines, de promesses exaucées, d’espoirs lents à venir. Elle accompagnait les processions, veillait les morts, illuminait les autels, les statues, les offrandes. Elle éclairait le bas monde et la hiérarchie céleste. C’était la chair des Dieux. Comme je comprends ton choix ! La chair des Dieux ! »

Conclusion :

On a dit que l’artiste triomphait de la mort, assurait son éternité à travers la survivance de son œuvre. Oui, mais cette volonté, ce rêve d’éternité ne le concerne pas que lui. C’est le monde entier qu’il veut sauver. Comme un nouveau Noé (35), l’artiste ralentit la lente et inexorable destruction à laquelle le monde est condamné. L’art a ce pouvoir provisoire sinon il n’est rien.
A la fin du roman, Zumbo apparaît à Louis XIV en rêve. Dans une vison apocalyptique, il annonce la mort de la beauté et du monde:

Sans la beauté, le monde disparaîtra, nous mourrons tous, Sire, nous ne saurons plus vivre, nous ne saurons plus pourquoi nous vivons. Nous serons malheureux, Sire, malheureux comme les pierres. Nous l’étions déjà avec elle, sans elle, nous le serons davantage. Nous ne connaîtrons plus ni la joie, ni la tranquillité, ni le respect que nous devons au monde. Nous assècherons les rivières, nous détruirons les montagnes. Nous oublierons les prières. Nous serons égoïstes et mesquins, petits, petits. Nous accorderons une importance démesurée à des riens, connaîtrons la suffisance et l’ennui. Nous serons dévoyés, dévorés par l’envie grandissante. Bientôt nous ne serons plus des hommes. Nous serons des aveugles savants sans tendresse. Nous croirons que pour nous sauver, il suffirait de réfléchir. Puis le salut même n’aura plus ce goût qui nous venait aux lèvres quand nous étions repus de péchés. Ce ne sera plus qu’un mot, secouant sa carcasse échouée sur une langue déserte. Nous serons des spécialistes, oui, des têtes pleines de raison et de science, mais la beauté sera éteinte sans que personne ne s’en soucie. Nous connaîtrons la rotation de la terre, les révolutions du ciel, mais aurons oublié que sans la beauté rien n’existe. Je préfère mourir vivant que vivre déjà mort. Il en sera ainsi de tout ce qui nous était cher. Ce qu’on aima un jour disparaîtra. Si la beauté meurt, le ciel se videra d’un coup dans notre esprit.

Comme le mystique, l’artiste affronte le réel dans ce qu’il a de chaotique, de flou et de flottant, et sa seule consolation serait de réussir à en sauver quelques fragments. (36)
Représenter équivaut à guérir et la splendeur du soleil est la folle promesse de cette guérison.
« Vivons ! Aimons ! nous dit l’artiste, et faisons en sorte de ne plus avoir peur. » Car sans la beauté, nous serons des fantômes.


 

 

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