Max Fermiot interroge l’auteur des Dessous de la littérature, le 21 juin 2010.


C’est tout de même un drôle de projet, ces Dessous de la littérature ? Comment l’idée vous est-elle venue ?
J’ai voulu m’atteler à la scène de sexe. C’est un exercice de bravoure. Flaubert disait à Maupassant : « Mets-toi devant un arbre et décris-le.» Moi, c’est le sexe que j’ai voulu prendre comme sujet. Il a été peu exploré par les écrivains du passé et les cinéastes. Peu exploré d’une manière artistique.
J’entends par là une manière qui soit à la fois personnelle, réfléchie, et désireuse d’atteindre une certaine vérité. Une manière de s’engager, de prendre des risques, de dire quelque chose de particulier et d’original. Quand on arrive à la scène de sexe, dans un film ou dans un livre, la plupart du temps, soit on élude, soit on trouve des périphrases, des métaphores pour contourner l’obstacle. Quant à la pornographie, elle ne cherche pas une expression personnelle. Elle se nourrit de conventions, de stéréotypes.
En même temps, je comprends que pour lire une scène de sexe, il faut y être préparé, être dans une certaine disponibilité. On n’a pas envie d’être aveuglé par une lumière trop crue. C’est toujours désagréable d’arriver au milieu des ébats des autres quand on ne s’y attend pas. Mon livre annonce la couleur. Il ne prend personne au dépourvu.
Pour en revenir à cette lacune, à ce vide littéraire, j’ai l’impression que si les auteurs classiques avaient pu parler du sexe, on vivrait mieux avec lui, plus en paix. Leur vision nous manque. J’aurais aimé savoir ce que pensait Proust, La Bruyère, Pascal, de l’acte sexuel. J’aurais aimé lire une scène de sexe écrite par eux. Il existe des anthologies de scènes érotiques, mais ce ne sont jamais les classiques qui parlent. Cela concerne l’époque contemporaine. Il existe une littérature érotique, mais c’est différent. Elle ne décrit pas vraiment l’acte sexuel, elle donne à voir, elle montre les choses de l’extérieur, jamais de l’intérieur. Elle ne détaille rien.
Le sexe pose, plus que n’importe quelle autre expérience, il me semble, la question du point de vue. Il n’a pas du tout la même forme vu de l’intérieur et vu de l’extérieur. Aussi la littérature est-elle la plus apte à en parler, puisqu’à travers le langage, c’est ce qu’elle tente de cerner, ce rapport entre ce qui est extérieur, le monde, et ce qui est intérieur, soi, la conscience subjective. Le manque se situe à ce niveau-là : parler du sexe de l’intérieur du sujet, en faire une expérience subjective.

Alors, vous avez voulu parler à la place des auteurs ?
Oui, j’ai imaginé pouvoir réparer le manque. J’allais m’enfoncer dans la matière des œuvres, me glisser dans la peau des auteurs et me remplir de leur pensée, de leur sensibilité, de leur langage. C’est ce que j’ai appelé le pastiche par procuration. Je trouvais cette idée intéressante. Celle de rendre hommage aux auteurs en les faisant parler à travers moi. C’est une démarche proche de l’expérience spirite. Victor Hugo à Jersey faisait tourner les tables et appelait l’esprit des grands auteurs. Il a transcrit ces séances*. Il convoque Shakespeare, Eschyle, Molière. Il fait parler le Drame, le Roman, la Poésie, l’Idée, les vers, la terre, un crâne, un premier clou, un second clou, Galilée, la Mort. C’est complètement délirant. Il fait même parler Jésus Christ. Dans Orphée, (-Qui est là ? –Ta mort.), Jean Cocteau a retrouvé l’atmosphère qui émane de ces séances. Il y a une liberté extraordinaire dans cette idée de donner la parole aux morts, quelque chose qui fait voler en éclats l’espace et le temps. Un espoir fou qui est celui même de la littérature.

* Une petite maison d’édition, La Licorne ailée, a publié ces transcriptions dans Les Vents du Tombeau (2002).
(voir dans « curiosités », si cela vous tente. )


Ces pastiches, pourquoi les avoir appelés « cochons » ?
J’aime bien la rencontre de ces deux mots. L’un, très littéraire, pastiches, et l’autre, cru, vulgaire, cochons.
Je tenais à l’adjectif « cochon », même si tout le monde m’est tombé dessus. Certains ont dit que mes pastiches n’étaient pas cochons, d’autres que "cochon" avait une connotation vulgaire qui desservait le livre et découragerait les lecteurs potentiels. Oui, peut-être, mais je n’ai pas trouvé une meilleure façon de les appeler. Il faut incriminer la langue française, pas moi. Ce qui me plait dans "cochon", c’est son côté naïf, enfantin et drôle. Ce sont les enfants qui disent, enfin plutôt qui disaient, parce que le mot n’est plus tellement employé aujourd’hui : « C’est cochon. » Cela rend bien l’ambivalence du sentiment : on est à la fois gêné, amusé et fasciné. « Cochon » éclaire la dimension surréaliste du sexe. Il y a dans l’acte sexuel une étrangeté radicale, à laquelle je n’arrive pas à m’habituer. On ne se débarrasse pas aussi facilement de l’animal qui est en nous. Mais tout cela n’est pas sérieux. « Pastiches cochons », cela tient de la farce. Je n’arrive pas à prendre le sexe au sérieux. C’est sûrement une défense face à une réalité qui me trouble depuis toujours.

Vous soulevez les tabous.
Oui, le sexe est tabou. Mais c’est quand même quelque chose qu’il faut bien regarder un jour en face, sans honte, sans péché.
On a tous cherché à se représenter cette chose impensable, irreprésentable. On a tous voulu l’approcher pour l’apprivoiser. On a tous connu un livre (quand les vidéo pornos n’existaient pas, cela passait par le livre) où nous cherchions notre excitation à travers un exemple, un modèle, un précédent. Le sexe a besoin de lumière. Il est comme une nuit qui demande à être éclairée.
Si les auteurs anciens, avec la merveilleuse patine dont ils recouvraient les choses (Proust l’appelle « le vernis des maîtres ») nous avaient parlé du sexe, s’ils lui avaient donné une langue et à nous une vision, qu’elle soit joyeuse, tragique, obscène, magnifique, peu importe, du moment qu’il fût représenté, recherché, traqué dans sa vérité, une lumière brillerait en nous. Mais nous nageons dans l’obscurité. Chacun se débrouille comme il peut dans son coin. La littérature ne nous a pas donné la clé qui permet de relier le sexe et les sentiments. On dirait que ce sont deux domaines séparés. Il est urgent de retrouver le chemin qui unit le corps, le cœur et l’esprit.

Et comment avez-vous sélectionné les auteurs « pastichables » ?

Il y avait ceux que je connaissais très bien, pour les avoir lus très jeune ou beaucoup fréquentés : La Bruyère, Flaubert, Proust, Chrétien de Troyes, Balzac (encore que Balzac, protéiforme, est inconnaissable). Quand un auteur a un style repérable, il laisse fortement son empreinte dans son lecteur.
Je suis très sensible aux styles, aux façons de parler, à la musique des gens. Tout le monde a une musique. Cette musique entre en moi, comme un parfum et n’arrive plus à me lâcher. Pareille au buvard, je l’absorbe, je ne peux plus m’en débarrasser, cela me hante. J’ai une aptitude à devenir l’autre, d’ailleurs assez pénible, qui me vient peut-être de ma gémellité. Ma mère aussi était comme ça. Elle me disait toujours que quand elle lisait un écrivain, elle rêvait de son style, de ses phrases qui la hantaient la nuit. Il y a cette idée dans Proust, au début de La Recherche, quand il dit qu’il lisait le soir, avant de s’endormir, et qu’au seuil de l’endormissement il devenait ce dont parlait le livre « une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. » Ce début est merveilleux, c’est le début de toute entreprise littéraire. C’est l’idée que, plongé dans un certain état, les frontières deviennent poreuses entre les choses et nous, entre la conscience du romancier et la matière du monde. Alors l’écriture peut commencer. C’est une pâte qui englobe tout et dans laquelle tout peut se fondre, une pâte qui lève, germinative. D’ailleurs, juste après, Proust évoque la métempsycose et les pensées d’une existence antérieure. Proust avait ce don d’imitation, Proust devenait les choses, se fondait en elles. Il est d’ailleurs un pasticheur génial**.
Pour en revenir aux pastiches, j’ai donc choisi des écrivains dont je connaissais très bien la musique, ou bien ceux dont la charge érotique affleurait dans l’œuvre. Je pense à Flaubert, l’excitation sexuelle est très présente dans ses textes. C’est un grand jouisseur. Il aime dépenser son énergie, cela se sent. Il aime la vie, la matérialité des choses. Et il appelle un chat un chat.
Il y avait ceux également qui m’attiraient pour leur étrangeté : Nerval, Esquiros, Tiphaigne de la Roche.
Il y avait ceux qui étaient tellement conscients de leur style, qui le mettaient tellement haut qu’il était amusant de les copier, quitte à s’en moquer un peu. Je pense à Chateaubriand et à Rosny (La Guerre du feu) qui copie Chateaubriand. Là, j’étais dans le pastiche de pastiche. L’histoire littéraire est un jeu de miroirs.
Et puis il y avait ceux pour qui le sexe était impensable, Jules Verne par exemple ou Blaise Pascal ou la comtesse de Ségur. Alors cela devenait une gageure.
Pour certains, c’était la forme littéraire qui m’attirait : Charles d’Orléans et ses rondeaux, Chrétien de Troyes et l’octosyllabe roman, Quinault et ses alexandrins pompiers qui mettent en scène les Dieux de l’Olympe. A chacun sa dramaturgie.
Il s’agissait d’explorer tous les genres (poésie, théâtre, roman, conte, essai), tous les siècles (du XIIème jusqu’au début du XXème), et toutes les façons d’envisager l’acte sexuel. Varier les figures en sorte. Car c’est dans la variété qu’on trouve le plaisir.
Exercices sextuels.
Prouesses sexuelles de style.
Qui dit mieux ?

** Allez voir dans « curiosités » le pastiche que Proust a fait de Flaubert.

Comment pastiche-t-on un auteur, concrètement ?
C’est comme l’imitateur : une fois qu’il a bien observé la personne qu’il doit imiter, qu’il s’en est bien imprégné, il se concentre, il se met en condition et il se lance. Il devient la personne. Il colle à elle, il se fond en elle. Et surtout il ne se regarde plus, il disparaît.
Il ne s’agit pas d’imiter, mais d’être la personne, ce qui est très différent. Cela demande d’entrer dans un certain espace. De le trouver et de s’y tenir. Après, on en ressort. On ne peut pas y rester longtemps.
Le style, je le vois comme une distorsion par rapport à une norme, à quelque chose qu’on imagine droit. Il s’agit de mesurer le degré, l’écart, le jeu. C’est comme en musique. On reconnaît tout de suite le style d’un musicien quand on le connaît. C’est intuitif mais cela repose sur des choses concrètes qu’on peut analyser. Dans la langue, c’est la même chose : vocabulaire, syntaxe, emploi des temps, ordre des mots dans la phrase. Tout cela fait un style. Composé d’une multitude de choses mais réduites en un tout identifiable tout de suite, comme un parfum. Je n’ai pas essayé d’analyser. J’ai imité à l’oreille. (Sauf pour le vocabulaire que j’ai étudié pour certains auteurs et que j’ai pu reprendre, mais très légèrement, sans rien de systématique). Je m’imprégnais de la musique et je continuais la page. J’insérais là la scène qui manquait, le plus vite possible pour garder le fil, le fil qui mène la pensée. Même si c’était un exercice de style, je voulais que mon texte ait une vraie authenticité, une impulsion et une dynamique qui lui soient propres.
Le plaisir permet la fluidité de l’écriture et lui donne son sens. Souvent, le pastiche est laborieux. Je pense à ceux de Paul Reboux et Charles Muller*** qui ont été édités entre 1921 et la fin des années 50. Ce fut un immense succès. J’en ai lu quelques-uns. Certains sont très réussis mais ils n’intéressent plus autant aujourd’hui. D’abord parce que les auteurs pastichés sont pour la plupart tombés dans l’oubli. Et puis, sans thème qui les relie entre eux, décousu, le recueil de pastiches ne fonctionne pas comme un vrai texte. Il n’a pas d’intérêt en soi.
Je voulais que mes textes pussent susciter du plaisir, même pour un lecteur qui ne connaîtrait pas les auteurs.

***Voir dans « curiosité » les pastiches de Reboux et Muller.

Pourquoi n’avoir pastiché que les auteurs classiques, jusqu’à Proust, et pas au-delà ?
Au départ, mon projet était beaucoup plus vaste. J’avais envisagé trois séries : D’abord les classiques, puis les modernes, enfin les contemporains (on peut même imaginer une quatrième série : les écrivains futurs, et une façon nouvelle d’envisager le sexe dans l’avenir). Je n’ai écrit pour l’instant que le premier tome.
Mon idée était de montrer comment, à mesure qu’on entre dans la modernité, les valeurs, le rapport au monde et la langue se transforment. Le sexe se dévoile et se voile dans les deux sens du terme : il perd de son éclat, de sa netteté et il se déforme, se vrille. Je ne sais où ces nouveaux exercices pratiques de style me mèneraient. Si j’en ressens la nécessité, j’explorerai ces nouveaux territoires. Je crois avoir compris certaines choses sur le style en écrivant ces pastiches. Mais c’est une autre histoire. A suivre…


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