Pastiches des oeuvres suivantes:

Madame d'Aulnoy, Contes nouveaux ou les Fées à la mode.

Marcel Proust, La Prisonnière

Montesquieu, Les Lettres persanes.

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Madame d'Aulnoy (1650-1705)
(Pastiche extrait des Dessous de la littérature, Editions des Equateurs, 2010)

   Auteur oublié de contes célèbres comme L’oiseau bleu ou La belle au cheveu d’or, Marie-Catherine d’Aulnoy est contemporaine de Madame de la Fayette et de Charles Perrault. Sa famille appartenait à la petite noblesse normande. On lui fit épouser à seize ans un homme trois fois plus âgé qu’elle, baron d’Aulnoy en Brie, valet de pied du duc de Vendôme, un débauché et un mufle dont elle tenta vite de se débarrasser. Elle monte avec sa mère et leurs deux amants une machination pour le faire condamner à mort. Mais le complot est découvert, les complices arrêtés et décapités. De justesse et dans des circonstances rocambolesques, les deux femmes parviennent à s’enfuir. Elles mènent alors une vie aventureuse à travers l’Europe avant de rentrer en grâce auprès de Louis XIV pour services rendus à la Cour.
   De retour à Paris, Madame d’Aulnoy ouvre un salon littéraire, romance ses voyages et les secrets de la Cour. Les contes de fée sont à la mode : elle en composera quatre volumes pour la société galante de son temps, dans un esprit subversif et satirique qui la rapproche de La Fontaine.
   Enfin le monde finit par la lasser. Elle s’enferma dans un couvent.


Contes nouveaux ou les Fées à la mode (1698)

La Princesse aux Prodiges

   Il était une fois une princesse si extraordinaire qu’on l’appela la Princesse aux Prodiges. En quoi consistaient ces prodiges, c’est ce que le conte vous apprendra bientôt. Sa mère était morte et son père, petit roi d’un petit royaume, ne s’était pas remarié parce qu’il pensait qu’aucune femme ne pourrait le satisfaire comme l’avait pu faire la première : elle était un peu fée. Il n’en avait eu qu’une fille qui avait été élevée par sa tante dans un appartement du château où il ne se rendait jamais. Il n’avait vu sa fille que quelques fois, ne connaissait ni son âge ni de quelle couleur étaient ses yeux. Il ne savait même pas son nom et comme il ne l’appelait jamais, les gens l’appelèrent la Princesse sans Nom. Seule sa tante, qui l’avait élevée et qui la connaissait bien, l’appelait la Princesse aux Prodiges. Pendant longtemps personne ne sut pourquoi. C’est un secret bien gardé que je vais vous apprendre.
   Les fenêtres de la chambre de la Princesse sans Nom s’ouvraient sur un grand bois rempli de bêtes sauvages qui ne se montraient que la nuit. Ce n’étaient pas des bêtes ordinaires comme on en voit d’habitude dans les forêts. C’étaient des bêtes que les fées avaient transformées afin de se rendre maîtresses de leurs pouvoirs. Il y avait des biches qui volaient avec des sabots d’or, des hérissons qui poussaient sur les arbres et tombaient comme des châtaignes, et un jeune renard, qui, habillé en prince, avait le pouvoir d’illusionner les jeunes filles. Ce renard s’appelait Piquedouille.
Piquedouille était un prince charmant qu’une méchante fée avait transformé en goupil ; le sortilège cesserait quand il aurait bu l’eau d’une fontaine merveilleuse. Depuis trois ans qu’il était condamné à errer dans cette forêt, il en avait exploré les sentiers, les grottes, les trous des rochers, mais aucune eau ne coulait dans ce pays : pas une source, pas un ruisseau, pas une fontaine, encore moins de fontaine merveilleuse ; et il désespérait de retrouver un jour son apparence de prince charmant.
   Quand la Princesse sans Nom eut quinze ans et qu’elle fut en âge de prendre un mari, sa tante convoqua les princes des royaumes alentour pour qu’elle se choisît un époux. Mais la princesse les dédaignait tous parce qu’elle voulait rester fille, afin de ne pas avoir à quitter son appartement, sa chambre, et le grand bois qu’elle voyait de son lit et qui l’enchantait à cause des biches aux sabots d’or qui volaient, des hérissons qu’elle voyait s’ouvrir dans les arbres et d’autres merveilles encore dont je n’ai pas parlé.
   Un jour qu’elle s’y promenait seule, elle rencontra Piquedouille. Comme elle savait que le bois était enchanté, elle ne fut pas étonnée d’entendre parler un renard si bien mis, qui, s’il n’avait eu un pelage aussi fourni et un nez aussi pointu, aurait fait un prince charmant parfait.
   - Savez-vous, Princesse, lui demanda-t-il le plus poliment du monde car il savait que les renards n’ont pas une bonne réputation, s’il existe dans ces lieux une fontaine dont l’eau est merveilleuse ?
   - Si une telle fontaine existe, je n’en ai jamais entendu parler, répondit la Princesse sans Nom.
   - Et vous, comment vous appelez-vous ? demanda encore Piquedouille au risque de la froisser. Je ne vous connais pas.
   - Mon nom ne vous apprendrait rien. Parce que mon père n’a jamais pris soin de me connaître, on me nomme la Princesse sans Nom.
   - Vous n’en avez pas d’autre ?
   - Pas que je sache.
   Piquedouille était un renard enchanté. Il ne fut pas insensible à la beauté de la princesse et lui trouva un air de modestie et d’intelligence qui la lui fit aimer sur le champ. Ne dit-on pas que les renards sont les plus rusés des animaux ? Il était peiné qu’elle n’eût pas de nom et se dit qu’il la reverrait bientôt parce qu’il en avait grand désir.
   Quand le soir elle fut couchée, Piquedouille monta dans le grand arbre qui touchait à la fenêtre de la Princesse sans Nom et s’introduisit dans sa chambre. Comme il était enchanté, la princesse n’en eut pas peur, au contraire. Elle avait toujours souhaité que quelqu’un lui tînt compagnie et un renard valait aussi bien qu’une personne. Elle ouvrit les draps de son lit et l’invita à entrer. Elle ne portait qu’une chemise qu’il défit prestement. Et quand il l’eut mise nue, un bâton magique lui poussa entre les jambes, avec une petite tête au bout, deux yeux et une bouche qui parlait. Il fit pénétrer la tête et le bâton dans un endroit secret que la belle princesse avait au bas du ventre et dont l’entrée était bien cachée entre ses cuisses soyeuses. Il n’y avait pas trop de difficulté à y pénétrer, il y faisait très sombre, et à chaque fois qu’il ressortait la petite tête, elle insistait pour y pénétrer de nouveau car on ne pouvait pas se lasser d’une chose aussi bonne.
   - C’est le séjour des dieux, disait-elle. Laisse-moi explorer ce chemin. Il y fait sombre, mais c’est un endroit où il n’est pas besoin de lumière pour y voir mieux qu’en plein jour.
   Quand la tête disparaissait, il en ressentait un grand plaisir. Un frisson parcourait son échine et faisait se dresser les poils de renard qu’il avait drus sur son beau corps d’animal, car malgré la transformation qu’il avait eue à souffrir, il avait gardé quelque chose de son corps gracieux de prince charmant et en ressentait les nombreux effets.
   La Princesse n’était pas insensible aux allées et venues de la petite tête. Ces mouvements bien exécutés la mettaient dans un état de joie sans pareille qui l’échauffait et lui faisait dire quantité de choses étranges. Elle soupirait, elle haletait, et soudain elle prononça des paroles magiques qui la soulevèrent dans son lit : elle avait la sensation de voleter dans la chambre comme un oiseau. Sa tante qui dormait dans la pièce à côté entendait tout, voyait tout à travers la serrure, mais ne comprenait pas d’où venait un si merveilleux enchantement car Piquedouille, tapi sous les draps, restait invisible. C’est à cause de ce grand prodige, qu’elle vit cette nuit-là et beaucoup d’autres nuits encore, qu’elle appela sa nièce la Princesse aux Prodiges.
   La petite tête n’en resta pas là. Tous les soirs elle insistait pour retrouver la grotte secrète de la Princesse aux Prodiges. Car Piquedouille lui aussi avait fini par ne plus l’appeler qu’ainsi.
   - Ceux qui vous appellent la Princesse sans Nom sont des paresseux et des lâches, lui dit-il un soir. S’ils vous connaissaient comme je vous connais, ils ne vous donneraient pas d’autre nom que celui de Princesse aux Prodiges.
   - De quels prodiges parlez-vous ?
   - Je parle de ce que je vois toutes les nuits quand je suis au lit avec vous. Et la petite tête qui pousse au bout du bâton enchanté que je fais grandir pour vous combler de joie ne tiendrait pas un autre discours si je l’interrogeais.
   Avant même d’avoir pu la questionner à ce sujet, la tête disparut, entraînant le bâton avec elle dans la grotte merveilleuse. Bien qu’il y fît très sombre comme elle s’en était plainte plusieurs fois, elle y voyait toutes sortes de féerie et d’enchantements. Il y coulait une rivière de fines perles roses et des fils d’or fondu se métamorphosaient sans cesse en des figures prodigieuses de chimères, d’oiseaux de Paradis, de licorne, qui ravissaient la vue. Plus loin, elle explora d’autres cavernes moins humides, se faufila dans plusieurs orifices qui avaient le pouvoir de la mettre en extase. Elle se frottait aux parois, parlait le langage des fées, s’évanouissait souvent au contact de la rivière de perles roses qui lui paraissaient plus douces que des plumes. A chaque fois qu’elle revenait à elle et pouvait parler, elle s’adressait au prince sur un ton de raillerie en disant :
   - Pique nique, Piquedouille, c’est toi l’andouille.
   Et le prince, qui était alangui à cause de cette quantité de caresses qu’il faisait à la Princesse ne comprenait pas pourquoi cette tête effrontée se moquait ainsi de lui.
   Une nuit, alors qu’il était encore plus occupé que d’habitude à caresser la princesse, la petite tête lui demanda :
   - N’est-ce pas une fontaine merveilleuse que tu dois trouver ?
   - Oui, répondit l’infortuné Piquedouille, mais elle n’existe nulle part et je crains que cette méchante fée n’ait fait le vœu de me perdre. Il est à craindre que je ne reprenne jamais mon aspect de prince charmant. Mais tant que la Princesse aux Prodiges accepte de coucher dans le même lit que moi, cela m’est égal.
   - Et si je t’indiquais le moyen de la trouver ?
   - Dis-le moi donc, vilaine petite tête ! répondit Piquedouille.
   - Elle est ici, à l’endroit où je me tiens, et depuis plusieurs semaines, je la remplis, parce qu’elle était à sec. C’est pour cette raison que tu ne la trouvais pas. C’est une chose que j’ai accomplie sans effort et je veux la remplir encore chaque nuit : je ne connais pas de plus grand plaisir au monde.
   Alors Piquedouille se pencha vers l’endroit secret dont parlait la tête, il en sortit le bâton et but la liqueur que la Princesse aux Prodiges faisait jaillir de cet endroit. C’était assurément une merveilleuse fontaine, rafraîchissante et mousseuse comme une petite source. Il y vit nager des écrevisses, des alevins pareils à des virgules, et des lentilles d’eau multicolores s’irisaient sur ses bords.
   - Est-elle bonne ! s’exclama Piquedouille.
Mais déjà, son nez avait repris sa place, ses poils roux avaient disparu et ce n’était plus un renard qui était allongé dans le lit de la Princesse aux Prodiges, mais un jeune prince charmant, portant des bottes et un chapeau de mousquetaire.
   - Il me semble que j’ai dormi, dit au même moment la princesse d’une voix engourdie. Je rêvais qu’un prince faisait couler de mon ventre une source merveilleuse. Cette source guérit tous les maux, aussi bien la maladie que la tristesse et je suis bien aise de la connaître.
   Elle fut à peine étonnée de voir la nouvelle apparence qu’avait prise son ami le renard. Depuis ce jour, le Prince Charmant boit toutes les nuits à la fontaine et elle n’a plus jamais été appelée que la fontaine de la Princesse aux Prodiges.

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Marcel Proust (1871-1922)

( Pastiche extrait des Dessous de la littérature, Editions des Equateurs, 2010)

La Prisonnière (1923).

   Mais j’étais vieux maintenant. J’avais remonté très haut la couverture qui avait glissé à mes pieds et m’étais laissé aller à ce sommeil qui nous prend à certaines heures de l’après-midi quand on a trop voulu croire qu’un déjeuner copieux ne nous empêcherait pas de travailler. Mais il le fait pourtant, et j’avais dormi une partie de ce temps dont je comptais profiter pendant qu’Albertine était sortie. Il fallait toujours remettre au lendemain. Si Albertine rentrait alors que j’étais au lit, elle ne manquait pas de me rappeler combien j’avais été insistant avec elle, refusant de sortir, alors que j’en avais eu le désir quelques instants plus tôt, prétextant un travail urgent à faire. « Si j’avais su que vous vouliez vous reposer, je serais restée, disait-elle » et je ne pouvais interpréter ses paroles ni dans le sens d’un reproche, ni dans celui d’un sentiment simplement tendre qui exprimait le regret de n’avoir pas passé l’après-midi à dormir avec moi. Comme pour ôter toute ambiguïté à ce qu’elle venait de dire, elle se défaisait prestement de son manteau avec une précipitation que je ne lui reconnaissais pas mais qui n’était que le signe qu’elle consentirait maintenant à faire ce dont mon soi-disant devoir de travailler à mon ouvrage l’avait privée. « Et maintenant que je suis si fatiguée de ma promenade, consentirez-vous à me faire une place à vos côtés? » demandait-elle avec une ingénuité enfantine. Elle sentait l’air frais du dehors et le désir que j’avais soudainement d’elle se mêlait à celui de goûter au vent froid qui l’avait décoiffée et avait rosi ses joues, si bien que je n’étais plus si sûr de vouloir une chose qui, en fin de compte, ne m’apporterait pas la joie à laquelle mon imagination me préparait à l’avance devant le visage énergique et rouge de mon amie. J’aurais pu ouvrir les draps et l’inviter à s’y faufiler mais je préférais lui laisser l’initiative de s’installer à mes côtés comme elle en avait exprimé le désir, en faisant mine de ne pas comprendre ce qu’elle avait entendu par cette expression qui semblait si anodine, mais qui avait eu le pouvoir de lever dans mon esprit l’image d’une femme nue, prête à se donner, ce qui n’avait manqué d’avoir des conséquences immédiates et parfaitement attendues, mais qui m’étonnaient toujours, conséquences qui s’étaient manifestées avec tellement de promptitude et m’avaient tellement surpris, aux Champs Elysées, quand j’avais tenté de reprendre la lettre de Gilberte. « Ne vais-je pas froisser ma robe si je l’étale ainsi sur votre lit ? Oh ! Et puis, zut ! Je dormirais aussi, permettez-moi de me mettre en peignoir. » Comme les femmes qui n’avouent jamais leur désir, parce que c’est de l’homme qu’elles veulent faire croire qu’il naît, ce qui leur épargne l’humiliation de demander une chose à laquelle elles font semblant de consentir sans jamais l’avoir désirée, Albertine trouvait toujours de ces stratagèmes à quatre sous, dont je ne savais jamais si elle en était la dupe, pour m’autoriser, tout en laissant paraître qu’elle n’y était pour rien, à assouvir à ma guise l’envie que j’avais d’elle, à l’instant même où celle-ci naissait. Elle savait que la plus simple des mises en scène, qu’elle avait expérimentée maintes fois depuis qu’elle habitait chez moi, était celle aussi qui aurait le pouvoir de m’exciter le plus, et que c’était le mensonge consistant à s’allonger en peignoir à mes côtés et à faire semblant de s’endormir, qui, comme l’aube naissante fait briller dans les yeux du calife la rage folle de connaître la suite des épisodes contés par Shéhérazade, allumerait en moi un élan fougueux dont elle saurait sans mal se satisfaire. Nous n’en étions qu’aux prémisses et j’avais peur déjà, comme avec Gilberte la première fois, que sans pouvoir davantage attendre, et avant même d’avoir goûté les primeurs de cette offrande, tout vint à se perdre, tant est grand l’empire de l’imagination, qui l’emporte sur le territoire, ô combien plus réduit et ridicule, du corps. Elle était passée dans sa chambre pour se défaire de ses vêtements et je savais qu’il suffisait que j’entrouvre son peignoir jaune en soie pour toucher sa peau. Elle s’allongea dans un froissement d’étoffe qui réveilla en moi toutes les scènes d’orgie auxquelles nous nous étions livrés depuis qu’elle avait accès à ma chambre, mais, sans renoncer à mon occupation pour ne pas lui laisser l’avantage, je continuai la lecture de mon livre, simulant d’y prendre le plus grand intérêt, ce qui me permettrait de régler le déroulement de l’acte d’amour qu’elle autorisait doublement, en le mettant elle-même en scène tout en me concédant le pouvoir de l’accélérer et de le ralentir à ma guise. J’étais bien incapable de concentrer mon esprit sur les lignes du livre que je tenais au-dessus de ma tête comme une couronne, aussi dénué de sens pour mon cerveau que s’il avait été écrit en chinois, alors qu’il m’avait tenu en haleine une partie de l’après-midi, pendant qu’Albertine était absente, et j’attendis dans cette posture qu’elle voulût bien être endormie, car ce ne serait qu’une fois plongée dans un sommeil que je savais qu’elle simulerait, rendue plus lointaine par ce pauvre subterfuge, qu’Albertine serait la plus désirable et que je goûterais pleinement le plaisir de la posséder. Dans ce plaisir, le corps n’a qu’une petite part, l’imagination fait tout, et je pouvais, sans même la toucher, prendre cette plus grande part, celle qui n’est jamais déçue, ni trompée par une circonstance extérieure, une défaillance des muscles, une trop grande tension ou un mauvais mouvement qui mettront la jouissance en péril et, la rendant autre que nous nous l’étions imaginée, dénatureront, hélas ! la perfection de sa venue. Mais en même temps, je ne pouvais m’empêcher de la regarder dormir, tant son visage me paraissait autre que celui auquel elle m’avait habitué toutes ces années. J’avais le désavantage d’être enfermé sous les draps alors qu’elle s’était allongée au-dessus des couvertures, ce qui rendait mon corps prisonnier et ne donnait à mes gestes qu’une petite amplitude de mouvement, et cette circonstance me poussa à m’extraire de cette prison pour me mettre à son niveau, au-dessus du couvre-lit, doux et moelleux, dans lequel elle s’enfonçait comme dans un tapis de mousse. Au moment où je me retrouvai à côté d’elle, sur la même couche géologique en quelque sorte puisque je n’étais plus séparé d’elle par le drap, elle gémit et je pus mesurer à la rougeur de ses joues, dont la cause maintenant était bien différente du froid de tout à l’heure, puisqu’elles irradiaient une chaleur perceptible d’où j’étais et que je traduisais comme une invitation à l’amour, je pus mesurer l’intensité de sa concupiscence et le sacrifice auquel consentait sa fierté qui pour rien au monde n’eût avoué à quel point, à l’instant même où elle semblait dormir, elle appelait l’acte sexuel de ses vœux. Ces mensonges de l’être aimé, qu’Albertine cultivait avec un raffinement sans égal, et qui, dans n’importe quelle autre circonstance, m’eussent mis au supplice, redoublaient les plaisirs de cette possession charnelle, en établissant entre les amants un jeu subtil d’attaques et de défenses. Nous pourrions allonger le temps de l’étreinte indéfiniment et la soirée, suspendue dans le temps de nos avancées et de nos reculs sur un terrain où nous savions pertinemment qu’il n’y aurait qu’un vainqueur, notre jouissance, se fondait dans un instant quintessencié et unique comme le verre dont le souffleur n’a plus qu’à attendre qu’il soit à la bonne température pour lui donner la forme désirée. Nous entrions dans un nouvel ordre du temps, et notre corps, comme pour se préparer lui aussi à cette métamorphose, prenait des allures nouvelles, dans les poses qu’il affectait, les torpeurs dont il s’enflait comme malgré lui, et nous sentions les chairs à la fois se tendre et s’amollir dans un double mouvement contradictoire qui est si particulier à l’amour. Ce gémissement d’Albertine n’était qu’un prélude, il y en aurait bien d’autres. Mais c’est le premier qu’on entend, auquel on peut se permettre d’être attentif, après, il appartient à l’ordre nouveau que la fièvre amoureuse a fait naître : nous n’entendons plus les râles et les soupirs comme le marin, sur son bateau, au milieu de la tempête qui fait rage, n’entend plus le déferlement de la mer. Au plus peut-il voir les vagues battre l’espace de ses rouleaux laiteux, et les embruns, comme moi, au bord de la possession physique, je verrai Albertine soulever ses seins vers ma bouche pour que j’en morde les pointes, ou bien ouvrir ses cuisses autour de mes hanches, implorant, comme les martyrs qui voudraient qu’on mette un terme à leur supplice, d’être transpercée enfin par la vigueur de ma verge dressée. Mais nous étions encore loin d’en être là. Le premier gémissement passé, elle tournait la tête légèrement vers moi et entrouvrait les lèvres imperceptiblement, pour m’inviter à venir y mettre ma langue, mais, la plupart du temps, je ne m’abandonnais pas aussi facilement à son souhait et refusais de lui accorder la première des caresses. Ma main s’échappait alors vers ses seins qu’elle n’avait pas osé encore faire sortir de leur écrin de soie, sous le peignoir jaune virant au vert dans l’air du soir, mes doigts cherchaient l’issue d’un autre prélude moins mouillé que l’intérieur de sa bouche, plus suave, plus léger, et dont l’effet sur mes sens ne serait pas moindre, mais d’une tout autre nature. Je voulais la contempler dans son entier, rester suffisamment à distance, de toute la longueur d’un bras, pour savourer le spectacle de la femme qui se donne, car dans le baiser, nous ne voyons plus rien, tant à ce moment nous nous perdons dans l’autre. Je ne touchai de sa poitrine que le téton, dressé comme une pointe de compas, et, sans m’y attarder davantage, beaucoup plus vite qu’elle ne s’y serait attendu, je glissai mon doigt vers son sexe qui s’ouvrit afin qu’il s’y enfonce. Il y avait là quelque chose de l’humidité chaude des fleurs qui ont reçu une ondée alors que le soleil bat son plein, j’avais connu de ces après-midi d’été où la terre exhale la pleine odeur de ses merveilles végétales, et Albertine, comme une grosse fleur que la pluie qu’elle a reçue fait basculer sur sa tige, les pétales trop lourdes, flasques et désordonnés, penchait vers moi sa tête et son buste complètement découvert, les seins petits et fermes dénudés comme des œufs qu’elle aurait voulu me faire gober jusqu’à la garde pour en ressentir ce plaisir qu’elle aimait par-dessus tout d’être dégustée, mais je me penchais déjà vers l’endroit où paressait mon doigt et, le retirant d’un coup, je la privai de cette volupté pour lui en faire connaître une plus grande, car j’aspirai aussitôt sa vulve avec mes lèvres et remplis ma bouche de ce bouton vivant qui ouvre seul la porte du plaisir. Contre toute attente, elle replia ses jambes et, repoussant ma tête avec ses mains, refusa de se donner à ma caresse pour m’en accorder une autre, suprême, ce qui la fit remonter vers mon ventre et engloutir dans sa bouche, où la disparition de ses dents lui parut si étrange, mon sexe, dont l’extrémité décalottée et tendue s’abandonna au va et vient électrique de cette ventouse. Mon esprit, renonçant sur l’instant à toute prétention de penser et de connaître, s’absorbait entièrement dans la volupté, dont les vagues de chaleur irradiait mon corps, à travers mes nerfs et mon sang, mes artères gonflaient, je les sentais battre à mes tempes, et peu à peu, la tension atteignit un point où, n’y tenant plus de plaisir, d’un coup, au fond de la gorge chaude d’Albertine et sans souci de ce qu’elle en dirait si je la laissais s’épancher d’une manière aussi honteuse, je fis monter et exploser ma jouissance.

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Montesquieu (1689-1755)

(Pastiche extrait des Dessous de la littérature, Editions des Equateurs, 2010)

Dans la longue lettre 50 dont on ne donnera qu’un extrait, Rica raconte à son ami Usbek la soirée qu’il a passée chez monsieur de Timéné, et l’entretien qui s’est poursuivi dans sa chambre avec ses trois hôtesses jusque tard dans la nuit.

Les Lettres persanes (1721)

Les eunuques sont un sujet inépuisable pour les femmes de ce pays. Je t’assure qu’elles rêvent toutes d’en avoir un pour mari ! « Comme il serait doux, dit l’une, de ne point redouter le malheur de devenir mère chaque année ! » « Ne dit-on pas, fait remarquer la deuxième, que l’imagination des infirmes est plus ardente qu’aucune autre ? Si notre mari était un eunuque, quelles ruses n’inventerait-il pas pour combler nos désirs ! » « Quelle drôle de chose cela doit être de se voir ainsi foutue ! » s’exclame tout à coup la troisième sans tenir compte de ma présence. Je voyais bien que leur imagination s’enflammait et qu’il serait bientôt temps d’éteindre le feu qu’elles attisaient par leur conversation.
   Je piquai leur vanité en vantant le caractère voluptueux des Orientales. J’étais couché dans mon lit, en chemise, sans pantalon, et les trois belles formaient un cercle autour de moi. Elles représentaient les trois types de beauté que l’on croise à Paris : une brune aux yeux de jais, les sourcils épais, la bouche merveilleusement ourlée ; une blonde à la peau si fine qu’elle en paraissait transparente, avec des yeux turquoise, une petite bouche rose; une rousse enfin, couverte de taches qui formaient de gracieux dessins sur son visage. Ah ! Usbek, jamais l’amour ne m’a comblé comme cette nuit et j’eusse voulu que tu fusses avec moi pour oublier tes méchantes femmes d’Ispahan!
   Nous, Persans, nous avons trop voulu sauvegarder l’amour par la vertu. Mais la vertu n’existe que par l’amour ou par la contrainte. Il n’est, pour s’en convaincre, que de fréquenter les femmes de ce pays. Ici, l’amour est libre, on ne saurait l’enfermer entre des murs, le faire garder par autant de ces demi hommes, qui nous trompent et n’empêchent rien. La liberté sied à l’amour et le désir ne vit que libéré du poids de la contrainte ; comme un oiseau, il dépérit en cage ; pourquoi l’obliger à vivre entre des grilles et croire acquérir le bonheur de cette façon ?
   Plus je parlais, plus je provoquais leur désir. Je leur décrivis les règles qui sévissent au milieu du sérail, parlai de toi, le maître, qui rend visite à ses femmes quand il le veut ; je décrivis les vêtements, les parfums, les huiles balsamiques, les bassins où descendent nues les femmes avant l’amour, les soins dont elles sont l’objet, comme le sont à Paris les grandes courtisanes ; je leur représentai que chez nous l’amour est un commerce que rien n’épuise, qui use de cérémonies, de préparations, de soins et que, dans la volupté qu’il procure, rien n’est laissé au hasard. Je vis bien l’effet que ces mots faisaient sur elles. Toutes comparaient, éclairées par mon discours, les délices du sérail à ce triste et besogneux devoir auquel leur mari les soumet pour se satisfaire. Comprends combien elles en conçoivent de dépit, combien souvent elles se sentent humiliées et trahies. A quoi sert donc notre beauté ? semblaient-elles se dire entre elles. Qu’un mari est idiot et qu’il mérite peu la vertu que nous lui vendons si cher !
   Voilà où je voulais les mener. Le reste vint avec naturel : j’avais recréé autour de mon lit l’illusion du harem. Elles y succombèrent en même temps.
   Ainsi je peux me vanter de connaître les femmes de Paris. Une seule nuit a suffi et je crois que les maris n’en profitent pas comme il faut. Cela vient du fait qu’ils n’ont qu’une femme à la fois et qu’exigeant d’elle la vertu, elle feint, dans l’amour, de ne point trop y prendre de plaisir. Ils ne laissent pas assez leur femme les instruire, négligent leurs besoins et ignorent leur plaisir ; ou, du moins, ils ne savent pas ce qu’il est en vérité quand, délaissant la vertu, on laisse s’épanouir librement la nature. Mais assez de discours, racontons plutôt la scène.
   La brune avait nom Céphise, la blonde Cassandre et la rousse Isménie. C’était la plus vive des trois. Je soufflai la bougie qui éclairait ma chambre et avec la lumière, j’éteignis les scrupules ; je chassai la pudeur sous le voile de la nuit ; je renversai la vertu. Que les choses sont douces et faciles après cela !
   Les voilà qui entrent dans mon lit et, en se dévêtant, m’épargnent le soin de déshabiller trois déesses à la fois. Nos femmes du sérail, occupées sans cesse de sentiments mesquins, de jalousies, réduites qu’elles sont à soupirer depuis l’enfance dans une prison gardée par des eunuques affreux, sont des planches en comparaison des trois démons qui s’agitaient dans mon lit ! La volupté est, sous ces cieux froids et humides, une chose naturelle que les femmes de Paris atteignent, je t’assure, le plus rapidement du monde. On dirait que couve chez elles un feu secret qui compense la rigueur du climat. Tu ne peux croire, cher Usbek, comme elles étaient brûlantes. Je satisfis d’abord la blonde car les deux autres s’occupaient entre elles avec des caresses, craignant sans doute de m’entreprendre d’une manière trop directe. Elles savaient se donner du plaisir et je craignis qu’elles ne se satisfassent sans moi. Aussi me pressai-je d’enfourcher Cassandre qui avait hâte autant que moi que je la prisse. Elle ahanait si bien sous mon fardeau que je ne pus me retenir longtemps. Je foutus tout mon soûl dans son con d’une étroitesse savante. As-tu remarqué, Usbek, que les femmes petites ont le con plus étroit que les grandes ?
   J’ai été instruit de ces deux mots, « foutre » et « con », dont tu comprendras le sens, sans que j’aie besoin de le traduire. « Con » est un très vieux mot de cette langue française pour désigner chez la femme le lieu de ses délices. Il sert aussi à injurier. Dieu me garde de proférer pareille insulte ! Oui, ce petit con était divin et aussitôt que j’eus conduit l’affaire à son terme, je me retirai et baisai les gros seins de Céphise. Isménie tenta en le pompant de ranimer mon vit qui pendait mollement avec les traces fraîches de mon foutre. Ah ! Que c’était bon, Usbek, et comme j’eusse aimé que tu fusses des nôtres !
   Le mot « vit » désigne notre membre, tu l’auras compris et « foutre », sa liqueur. Elles n’avaient que ce mot à la bouche. Et c’était l’engin lui-même qu’elles voulaient sous la langue ! Rien ne les retenait et elles s’y connaissent mieux que si elles avaient été des hommes !
   Cette déesse Isménie réussit à le remettre en usage, avec une habileté que je n’ai encore rencontrée chez aucune Persane. Elle le fit grandir de nouveau dans sa bouche. Elle en léchait par son dessous les parties les plus sensibles avec une telle adresse que je crus ne pas y résister. Mais c’est Céphise, la brune, que je désirais davantage : je courus m’abandonner dans ses seins et m’activai dans ces amas de chair flasque, dont le bout mignon s’énervait et durcissait sous ma caresse. J’en tétai les pointes puis, j’y activai mon vit qui disparut et fut si bien frotté entre les deux grosses mamelles qu’il ne fut pas long à se répandre en spasmes voluptueux. Je lâchai une deuxième fois ma semence dans la petite rigole que forme ces deux globes spongieux à l’endroit où ils se touchent. Revenu à moi, je lui rendis son plaisir en la suçant. Nous n’eûmes pas longtemps à attendre sa jouissance car Cassandre, avec la bougie éteinte, compensait la défaillance de mon membre fourbu.
   Il ne restait plus qu’Isménie à satisfaire. Je m’en occupai du mieux que je pus avec mes doigts, tandis que Céphise et Cassandre mettaient chacune à la lécher, par devant et par derrière, un soin charmant. Ainsi nous lui rendîmes justice d’un plaisir qu’elle méritait autant que nous.
   Je peux me vanter d’avoir été bien instruit et je remerciai mes déesses qui regagnèrent leur chambre après cette longue digression.
      A Paris, le dernier jour de la lune de Zilhagé, 1716

 

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