Extrait de l'Arbre (p.24-30)

      Thomas parti, j'avais rangé les vêtements dans l'armoire, il n'avait emporté que son sac, avec le pyjama. L'obscurité se répandait à heure fixe, elle nous prenait pourtant tous les soirs au dépourvu. J'étais sortie dans le jardin, au fond du trou, où s'ouvrait une voûte en briques, passage entre un jardin et un autre, maintenant fermé, comme un tunnel sur une voie ferrée, nous y avions remisé les outils. Chercher la bêche, remettre la main dessus après toutes ces années, le manche pourri, la lame rouillée, d'en bas, je réfléchissais à la place que devrait occuper l'arbre sur le talus. Sa silhouette m'était revenue, découpée sur le gris du ciel, je le redessinais tel que je l'avais vu dans la foule ce matin-là et tellement d'autres matins, passant presque tous les jours de ma vie dans ce collège, je revoyais certains soirs avant de m'en­dormir les professeurs traverser lentement le noir tunnel du préau où la lumière n'entrait jamais, résignés, je les laissais partir devant moi, puis je courais, les rattraper sous la halle goudronnée en sautillant, ma sacoche dans les bras comme un ballon, drôle de jeu, alors que la sonnerie nous avait brutalement poussés dehors.
      Insomniaque, je m'étais levée dans la nuit, j'avais emporté la bêche et une tige de prunier hérissée de boutons mauves que j'avais trouvée dans le jardin d'à côté, enfouie sous une haie de lilas et de lierre, avec toutes sortes d'arbustes, des pruniers et des sureaux, les pruniers du voisin n'avaient jamais produit que de mauvaises prunes pourrissant sur le sol, elles venaient rouler jusque chez moi, au fond du trou, dans la tente, nous nous ébattions à la fin de l'été, Thomas et moi, sur leur progéniture meurtrie par nos fesses fré­missantes, qu'elle tatouait de grands hématomes. Voilà que le collège se dessinait au loin, comme sur une carte postale de bonne année, il y man­quait les flocons de neige, la cheminée qui crache sur le toit des maisons, la fumée, épaisseur noc­turne de l'air et du vent. Blanche. Vite. La tige dépassait du sac, il était deux ou trois heures le matin, la route s'étalant, grise et droite jusqu'au parking. J'escaladai la grille.
      Vite, vite, encore plus vite, ne plus s'arrêter, malgré la nuit, malgré la peur, dans l'enjambe­ment maladroit des barrières vers la catastrophe, vers la liberté, j'avais dit à Thomas que je ne voulais plus travailler. Pourquoi, disais-je, faut-­il gagner sa vie, pourquoi serait-ce toujours à moi que reviendrait la tâche de gagner sa vie ? Il les connaissait pourtant lui aussi les cours de collège pour y être resté posté pendant des heures aux quatre coins, quand il n'était plus dans sa tente, il lui fallait bien condescendre, quitter la maison à ses heures perdues, la clef dans la poche, sur­veillant dans son grand manteau, gelé, l'hiver, quand le vent s'engouffrait sous la halle, abri ouvert à tous les vents, surveillant comme un grand chien de berger la meute éparse, bruyante et vagabonde des collégiens. Oui, il s'agissait de gagner sa vie, comme dans une prison on gagne un certificat de bonne conduite, maintenant il faudrait attendre trente ans pour avoir le droit de s'arrêter, pour avoir le droit de crever, tout en haut, d'où l'on pourrait contempler quarante années réduites en poussière, anéanties, vidées de leur sens par cette terrifiante obligation de gagner sa vie. Dans un sens, j'aurais préféré crever tout de suite, ne pas avoir à gravir cette montagne de la honte, j'avais peur d'en monter les marches, peur de perdre des morceaux en route, parce que gravir la montagne en regardant continuellement derrière soi en chialant, c'était le plus sûr moyen de basculer et de ne jamais arriver au sommet, édifiant, repoussant, j'avais plus de mal que n'im­porte qui, tout le monde s'en foutait. Évidem­ment, Thomas, ça l'arrangeait que je travaille, depuis des années, gagne-misère sans consistance, il n'escaladait que sa petite colline verdoyante où il pouvait brouter à son aise. S'agiter, trotter, de­ci, de-là, au bout du compte, rien, des espérances, toujours de nouvelles raisons d'espérer, qui le retenaient, qui l'empêchaient de tout lâcher pour aller voir ailleurs, les lumières du succès cligno­taient à l'horizon, elles pâlissaient, finissant tou­jours par s'éteindre. Mais il comptait bien qu'un jour il n'aurait plus besoin de faire sa petite pêche riquiqui, qu'un jour, il réussirait à gagner assez d'argent avec sa musique. Comme les saintes, j'attendais le moment de la récompense, je le trouvais long à venir, je m'angoissais qu'il ne vienne pas. Dans un autre sens, je ne voulais pas crever, je n'avais jamais voulu vraiment crever bien que je l'aie proclamé haut et fort mon envie d'en finir, des deux côtés, il n'y avait pas d'issue, je m'embourbais dans la crise, Thomas me soi­gnait avec sa petite trousse d'urgence, je repartais, pensant naïvement qu'un jour j'arrêterais, je lui en voulais de plus en plus, de m'aider à m'ac­crocher, de réparer maladroitement mes béquilles et de me pousser en avant, sans s'apitoyer sur mes yeux morts, mes yeux fatigués bien que dans la force de l'âge, et aveuglés par la peur de flancher. Je ne savais pas si je pourrais tenir le coup jusqu'en haut, je n'en avais aucune certitude, je ne savais pas jusqu'à quand, je les voyais, les autres, s'enfoncer peu à peu, ne plus y arriver non plus, se traîner sur la montée, traîner, traîner, ne plus pouvoir s'en cacher, ne pas appeler au secours non plus car comment appeler au secours quand on est en route sur la montagne de la honte, quel ridicule, chacun savait dans ce métier qu'il ne serait secouru par personne, qu'il ne serait plaint par personne, hué s'il lui arrivait une seule fois de gémir, ou de tomber malade, ou de tomber tout court, car tout le monde n'attendait que cela, à commencer par les élèves.
      Sur la route de la honte, se tenait ainsi le professeur. Digne. Droit. Émouvant. Avec son petit cartable noir rempli de livres et de stylos. Avec sa petite écriture rouge, fine, impuissante, avec ses annotations, impuissantes, avec son ron­ronnement soporifique et ses grognements d'ours. Sa silhouette lointaine s'agitait fiévreusement devant le tableau noir, elle se découpait sur les murs blancs de la classe, ses élèves auraient voulu le toucher pour savoir s'il était vraiment vivant, sentir son odeur et sa chaleur, son poil rude, au moins s'en envelopper une fois comme dans une grande couverture, qui amènerait l'envie de connaître et de savoir. Mais le professeur n'oublie jamais qu'il est en route, que chaque cours n'est qu'un moyen de gravir la montagne, toujours plus loin, toujours plus haut, dont il ne peut être sûr d'arriver au sommet vivant ou entier, que sur le chemin, il ne lui est pas permis de s'apitoyer, ni de fléchir ni de douter, qu'il doit toujours se tenir le plus droit possible, et le plus digne possible, car il représente cette dignité du monde adulte auquel lui-même peut-être n'a jamais accédé, auquel il n'accédera peut-être jamais. Faire semblant, croire, coûte que coûte, voilà sa honte.
      Barrant la route à l'ennui qui l'assiège, à chaque instant du cours, le professeur savait qu'il avançait seul, plus il s'élevait, plus leur parler était difficile, le langage devenait opaque, il s'enfonçait dans une forêt obscure, dont il aurait voulu couper tous les arbres un à un pour ne plus jamais perdre de vue l'immensité du ciel et de la lumière, plus il avançait, plus la forêt devenait dense sous ses pieds, touffue comme les dents d'un peigne sale, la vérité s'enfuyait devant lui, n'était plus qu'une tache animée, une âme, courant entre les troncs, il courait, courait après cette âme comme après un souvenir lointain, essayant de retrouver son âme d'enfant, mais la montagne se dressait devant lui et l'en séparait, jamais plus il ne l'atteindrait, il s'affaissait anéanti sous la révélation, son âme d'enfant à jamais perdue, il errait dans le laby­rinthe, sa montagne devenait Le Labyrinthe, il reprenait sa route, sans espoir.
      Au fond de la classe, adossée au mur, séparée du bureau par tous les corps, me retrouvant seule sur l'île déserte de la respectabilité et de la matu­rité, je me surprenais parfois à regarder comme dans un rêve ce petit cartable noir, ces copies et ces livres, ces stylos posés sur le bureau, le man­teau déployé magistralement sur la chaise, comme le drapeau que l'alpiniste plante au sommet de la montagne, comme la preuve que c'est réel, la preuve que ça a eu lieu, la preuve de la victoire, le témoin du passage, de l'immaturité à la matu­rité, de l'inconscience à la conscience, de l'inno­cence à l'inculpation.
     

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